Alma Mahler

Alma Mahler

Dans la série « femmes extraordinaires », aujourd’hui : Alma Mahler (1879,1964)

Musicienne surdouée, belle, intelligente et cultivée, riche et bourgeoise, tour à tour croqueuse d’hommes et épouse soumise, conservatrice et antisémite… les amours de sa vie furent des juifs !

Quelle personnalité incroyable que cette Alma Schindler. La belle Autrichienne naît à Vienne en 1879 dans un milieu aisé. Elle étudie le piano avec Alexander Zemlinsky qui tombe amoureux d’elle. Elle flirte avec lui comme avec de nombreux hommes qui lui font la cour tant elle est d’une beauté rare et d’une intelligence pétillante. Échange de baisers devant le piano, attouchements : elle sait chauffer les hommes à blanc tout en préservant sa virginité. Elle devient rapidement la coqueluche de la capitale autrichienne. Elle fréquente Gustav Klimt qui révolutionne le monde de la peinture et crée le mouvement des « sécessionnistes » en opposition aux « classiques ». Elle lit Nietzsche et se laisse séduire par le concept du « surhomme » (que les nazis reprendront à leur compte). Ses idées conviennent à la jeune fille qui a une haute idée d’elle-même, de la supériorité de sa race. Son père l’élèvera dans l’idée qu’il faut mépriser les faibles. Toute sa vie, elle n’aura que dédain pour « le bas peuple », pour les ouvriers, les révolutionnaires.

À vingt et un ans, elle rencontre Gustav Mahler lors d’une soirée. Compositeur de talent il est aussi un chef d’orchestre célèbre. Sa personnalité éblouit Alma, mais elle n’aime pas sa musique et le lui dit. Piqué au vif par cette jeune fille de dix-neuf ans sa cadette et qui ose le critiquer, Mahler engage la discussion et veut la convaincre. Elle le séduit. Il l’épouse un an plus tard et elle est fière d’avoir mis la main sur l’homme le plus en vue de Vienne. Il a pourtant posé des conditions à leur union : elle doit renoncer à sa musique et se consacrer entièrement à lui et à sa carrière. Dans une lettre restée célèbre, il lui écrit : « Tu n’as désormais qu’une seule profession : me rendre heureux. () Tu dois te donner à moi sans conditions, tu dois soumettre ta vie future dans tous ses détails à mes besoins et ne rien désirer que mon amour. » Mahler n’y allait pas avec le dos de la cuillère et il avait, lui aussi, une très haute estime de lui-même. Et pourtant, cette jeune femme libre et indépendante va accepter. Et elle tiendra plutôt bien son rôle d’épouse, gérant la maison, les comptes, les domestiques. Ils auront deux filles : Maria qui meurt à cinq ans et Anna (1904-1988) qui deviendra sculptrice, se mariera et divorcera autant de fois que sa mère. Elle a abdiqué en ce qui concerne la composition musicale. Avant de le connaître, elle avait écrit plusieurs « lieds » que Mahler a balancé dans un tiroir sans même les regarder. Elle connaît pourtant des moments de frustration. Elle a conscience de son sacrifice et finit par le reprocher à Mahler. Il ne comprend pas. Elle s’emporte, le traite de « juif » avec tout ce que cela comporte de sous-entendu. Mahler s’est pourtant converti au christianisme sans état d’âme, condition sine qua non pour diriger l’orchestre de Vienne dans une Autriche majoritairement pro-germaniste.

Elle l’aime pourtant et admire sa carrière, mais elle est en manque : Mahler n’est pas une affaire au lit. Elle prend donc un amant : Walter Gropius. Rencontré lors d’une cure de remise en forme, il lui a tout de suite plu. Il est Allemand, grand et beau : tous les critères de la race aryenne qu’elle vénère. Gropius est un architecte de renom et, surtout, l’un des initiateurs du mouvement du Bauhaus qui révolutionnera le monde des arts. Jugé décadent par les nazis lorsqu’ils prendront le pouvoir, Gropius devra fuir en Amérique. Mais, pour l’heure c’est la passion avec Alma. Ils font l’amour comme des fous. Elle revient à Vienne. Ils entretiennent une correspondance secrète. Il la supplie de divorcer et de l’épouser. Et puis, acte manqué ou stratégie du coup de force, Gropius envoie à Gustav Mahler (à l’adresse de l’opéra) une lettre d’amour destinée à Alma. Le pot-au-rose est découvert. Digne et fair-play, Mahler invite Gropius chez lui, fait venir Alma et lui demande de choisir entre eux l’homme avec qui elle veut poursuivre sa vie. Elle est déchirée, mais décide de rester avec Mahler… tout en gardant discrètement Gropius comme amant.

Dès lors, la relation entre Alma et Mahler s’inverse. Il l’avait dominée, c’est désormais lui qui est à ses genoux en permanence. Il a peur de la perdre. Il ressort les lieds qu’elle a écrits, les trouve soudain merveilleux, les fait jouer par son orchestre (sans grand succès du public…). Puis il tombe malade. Elle l’accompagne jusqu’au bout. Mahler meurt d’une rare maladie de cœur en 1911 à cinquante ans, elle en a trente et un et reste très séduisante.

Gropius croit son heure venue. Mais, entre-temps, Alma est tombée raide dingue amoureuse d’un peintre révolutionnaire : Oskar Kokoschka. Élève de Klimt, il est intenable, provocateur et fait scandale par la violence de sa peinture. C’est aussi une bête de sexe. Elle laissera entendre dans son journal qu’il a voulu la violer sur son piano. Lui dira que c’est elle qui s’est jetée sur lui. Quelle que soit la vérité, leur passion physique les dévore et leur relation amoureuse est très houleuse. Mais la Première Guerre mondiale se déclare. Kokoschka est engagé dans la cavalerie. Gropius fait son retour, retente sa chance et elle finit par l’épouser. D’autant qu’on a déclaré Kokoschka mort : il a reçu une balle dans la tête et un coup de baïonnette dans la poitrine. Elle est enceinte du peintre, mais Gropius l’accepte et reconnaîtra la jeune Manon qui va naître en 1916. Coup de théâtre : Kokoschka s’est remis de ses blessures et revient à Vienne. Elle refuse de le reprendre. Il fait fabriquer une poupée grandeur nature à l’effigie d’Alma qu’il va détruire un soir de beuverie. De leur amour, il restera un tableau qu’il a peint au début de leur liaison et intitulé « La fiancée du vent ».

En 1919, Alma quitte Gropius, car elle est à nouveau tombée amoureuse. Quel tempérament ! Il s’agit cette fois de l’écrivain juif Franz Werfel… dont elle est enceinte ! (L’enfant ne vivra pas). Elle divorce de Gropius et épouse Werfel en 1929. En 1935, âgée de 18 ans, sa fille Manon meurt de la poliomyélite. C’était une jeune femme magnifique qui a marqué l’entourage d’Alma. Pour elle le musicien Alban Berg compose le « Concerto à la mémoire d’un ange ».

L’Europe s’embrase. Après l’Anschluss, Alma et Franz doivent fuir l’Autriche en 1938. Ils se réfugient en France, se sauvent à nouveau en 1940 en franchissant clandestinement les Pyrénées. Du Portugal, ils embarquent pour les États-Unis. À Vienne, la famille d’Alma voit d’un œil favorable l’accession d’Hitler au pouvoir. Sa mère est remariée à Karl Moll et ne cache pas ses sympathies fascistes. Alma elle-même a été séduite par le Führer au début de sa carrière avant de se désintéresser de lui et de le traiter « d’idiot »…

Werfel connaît le succès aux États-Unis, mais meurt prématurément en 1945. On la surnomme alors « la veuve des quatre arts » : la musique avec Mahler, l’architecture avec Gropius, la peinture avec Kokoschka et la littérature avec Werfel. Pendant la petite vingtaine d’années qu’il lui reste à vivre, elle va se consacrer à la vie culturelle et entretenir la mémoire de Mahler qui a été le grand homme de sa vie. Dès son jeune âge, Alma a toujours eu un faible pour la boisson. Le champagne d’abord, puis la bénédictine sur ses vieux jours. L’alcool qui l’a grisée a levé toutes les barrières qu’une jeune fille de son époque voyait se dresser devant elle. Elle a séduit, envoûté, fasciné tous les hommes qui l’ont approchée par son esprit brillant, mais aussi par sa sensualité (qui transparaît assez peu sur ses photos…). Elle aurait pu être une très grande musicienne, elle fut la muse adulée des plus grands artistes de son époque et a sans nul doute influé sur leurs capacités de création.

Aussi antipathique qu’elle puisse apparaître aujourd’hui en raison de son antisémitisme et de ses convictions franchement conservatrices, force est de reconnaître qu’Alma Mahler a marqué son époque par son caractère et son tempérament.

 

Pour aller plus loin : à lire, l’excellente biographie d’Alma Mahler par Françoise Giroud, « Alma Mahler ou l’art d’être aimée » ; « Alma Mahler, journal intime » (Rivages/Poche) ; à voir, « Alma, la fiancée du vent », film assez moyen de Bruce Beresford en 2001.

jllb