Henry Gauthier-Villars – Willy

Henry Gauthier-Villars – Willy

Henry Gauthier-Villars (1859-1931) a fait sa carrière de journaliste et romancier sous le nom de Willy. Issu de la haute bourgeoisie parisienne, il est le fils de Jean-Albert Gauthier-Villars, l’un des fondateurs des éditions Gauthier-Villars rachetées par Dunod en 1970.

Henry aurait pu travailler dans la maison de son père, mais il a préféré mener une carrière indépendante, laissant à son frère Albert-Paul la succession de l’entreprise.

Fin lettré (il connaît le grec et le latin sur le bout des doigts), grand amateur de musique il devient l’un des journalistes les plus célèbres de sa génération. Il fréquente le Tout-Paris et publie à tour de bras : romans, essais, chroniques musicales (les fameuses « Lettres de l’ouvreuse ») qui font la pluie et le beau temps chez les compositeurs. Féru de calembours et de bons mots, il enfile des perles dans ses romans dont la plupart ne sont pas écrits par lui. Car Willy a mis au point une petite industrie : il fait travailler des nègres dont il publie les textes sous son nom, après les avoir dûment corrigés et arrangés à sa propre sauce. Il reverse quelques subsides de ses droits d’auteur à ses tâcherons de la plume qui vivotent grâce à lui, grâce à sa réputation et grâce à son nom. Ainsi triment sous sa férule certains auteurs qui deviendront célèbres, d’autres qui tomberont dans l’oubli : Jean de la Hire, Francis Carco, Catulle-Mendès, Pierre-Jean Toulet, Marcel Boulestin, Jean de Tinan, Curnonsky, Claude Debussy (oui, le compositeur écrivait pour Willy), Vincent d’Indy, Vuillermoz, Colette et bien d’autres. Le livre polisson est l’une de ses spécialités.

Il collectionne les maîtresses. Il épouse Colette en 1893, divorce en 1906 pour se remarier avec la comédienne Meg Villars sans jamais renoncer à ses conquêtes féminines.

Pour connaître sa prose, je me suis procuré un livre d’époque regroupant quatre de ses « romans à succès » : Maîtresse d’esthètes, Pimprenette, Suzette veut me lâcher et Un vilain monsieur. Ces textes qu’on pourrait qualifier de romans faciles et profondément machistes sont toutefois truffés de références grecques ou latines et de mots savants. Ils se lisent très facilement. Les intrigues en sont particulièrement légères, mais l’écriture reste belle, et pour cause : ses nègres sont souvent de grands écrivains en devenir.

Maîtresse d’esthètes est le premier roman de Willy dont je rends compte ici. Il a été écrit par Jean de Tinan, jeune écrivain surdoué, ami de Pierre Louÿs, amant de Marie de Régnier qui mourra à l’âge de 24 ans.

Maîtresse d’esthètes

Le sculpteur Franz Brotteaux rend visite à son ami Jim Smiley. Il est épuisé. Ysolde, le joli modèle dont il a fait sa maîtresse, l’a mis sur les genoux. Son tempérament volcanique, voire « nymphomaniaque » a eu raison de sa santé et il ne sait plus comment s’en sortir. Jim lui conseille de partir quelque temps chez sa grand-tante à la campagne et se propose de prendre en main la jeune Ysolde afin de lui annoncer la rupture.

Maugis*, un ami de Jim, connaît bien les femmes et le prévient : il doit faire attention de ne pas tomber dans le piège à son tour. Mais lorsque Jim rencontre Ysolde, il ne résiste pas à l’appel des corps. Conscient de la dépendance physique que la belle suscite chez ses amants, il a recours à un artifice pour s’en débarrasser. Il rappelle une ancienne maîtresse avec qui il fait l’amour une nuit entière sans discontinuer afin de ne plus être en état de désir lorsqu’il revoit Ysolde. Ainsi, il peut la congédier et lui notifier une rupture définitive de sa part et de la part de Brotteaux…

L’écriture est riche en vocabulaire, mêlant argot et termes rares. Voici comment est décrit l’épuisement de Brotteaux (page 50) : « Il a l’air tout vanné déjà, Brotteaux, tout éreinté, moulu, halbrené, courbatu, moisi, ranci, vermoulu, blossi, attigé, piqué, tout à fait blet… »

Le livre est truffé de références à la vie personnelle de Willy et de références littéraires. L’un des amants d’Ysolde va se refaire une santé à « Saint-Sauveur en Puisaye » (page 35), ville où résident Colette et sa famille. Smiley est un amateur de poésie (page 83) : « Je laisserai ruisseler mon inspiration le long d’un de ces poèmes en prose où la forme et le fond se disputent l’admiration des vrais lettrés. Je couperai les volumes de vers de Callon que, samedi dernier, José-Maria de Hérédia m’a fourré sous le bras. (Il aurait bien mieux fait de me donner ses Trophées, José-Maria de Hérédia !) ». Faisant parler l’un des personnages, Jean de Tinan s’envoie des fleurs (page 84) : « … Mon cher Jean de Tinan, j’ai rarement ressenti une impression d’art aussi intense qu’à la lecture de votre œuvre ». Ce livre a peut-être été lu par Hergé, le père de Tintin, puisque Jim Smiley lâche une bordée d’injures dignes du capitaine Haddock (page 99) : « Le mufle ! Huître ! Fils de bourgeois ! Laquais d’art ! Individualité pourrie de banal ! Espèce de moule à gaufres ! ». Page 110, Ysolde s’adresse à Smiley qui est journaliste, lui aussi : « Tu peux garder ton esprit pour tes Lettres de l’ouvreuse ». etc.

* Le personnage de Maugis est en fait un double de Willy qu’on retrouve dans de très nombreux romans, dont ceux de Colette. Il est journaliste, grand buveur et amateur de femmes.

jllb