Le féminisme au masculin

Le féminisme au masculin

Le féminisme au masculin
Benoîte Groult
Grasset

Les hommes sont-ils légitimes pour parler de féminisme ? Dans cet intéressant essai paru en 1977, Benoîte Groult (1920-2016) ne pose pas directement la question, mais dit se méfier chaque fois qu’un homme prend fait et cause pour les femmes. Elle redoute ceux qu’elle nomme les « féminolâtres » qui, sous couvert de magnifier la féminité en desservent la cause et ne font que reproduire, voire amplifier l’emprise du patriarcat. « Beaucoup d’hommes qui se disaient éclairés, ardents défenseurs de la Femme, n’ont fait qu’aménager, sous la pression des événements, une situation dont ils s’accordaient fort bien [] et dont ils ne voyaient pas l’aspect scandaleux ».

Pour autant, quelques hommes, intellectuels et philosophes se sont sincèrement émus de la condition des femmes et ont œuvré pour que cela change. Benoîte Groult en passe quelques-uns en revue. À commencer par Poullain de la Barre (1647-1723), prêtre converti au protestantisme qui dénonça dans un essai intitulé « De l’égalité des deux sexes, discours physique et moral » les préjugés et les discriminations dont les femmes faisaient l’objet. Le problème est que, peu de temps après, il écrivit un texte radicalement opposé : « De l’excellence des hommes contre l’égalité des sexes » dans lequel il magnifie le patriarcat. Humour ? Ironie ? Deuxième degré ? La question reste posée…

En revanche, aucun doute sur Condorcet (1743-1794). Il fut le seul théoricien de la Révolution à réclamer l’égalité des droits entre les deux sexes et à critiquer la Déclaration des Droits de l’homme parce qu’elle ne faisait aucune allusion aux droits de la femme. Il voulut également réformer le système éducatif pour l’ouvrir aux filles. Mais en cette période révolutionnaire, il fut poursuivi comme député Girondin pour s’être opposé à la peine de mort et pour avoir critiqué la constitution. Il meurt en prison à l’âge 50 ans. Sa statue est régulièrement fleurie par des associations féministes.

Stuart Mill (1806-1873), philosophe et économiste libéral, tomba follement amoureux de Harriett Taylor et fut tellement ébloui par son intelligence (il l’épousa 25 ans après l’avoir rencontrée lorsqu’elle fut devenue veuve de son premier mari) qu’il se mit à réfléchir à la condition des femmes et en particulier du mariage : « Toutes les femmes mariées sont des esclaves au sens littéral du terme et nullement dans un sens métaphorique ». Il dénonça donc l’asservissement des femmes dans un essai qui fit scandale et fut accusé d’immoralité, d’anarchisme et de haine de la famille.

Henri de Saint-Simon (1760-1825), philosophe et économiste, théorisa le développement de la société industrielle française dans une vision utopiste faisant la part belle aux savants, aux ingénieurs et dans laquelle il imaginait que le progrès matériel amènerait le progrès humain, avec en corollaire, l’épanouissement de l’individu et l’égalité femme-homme. Vision furieusement optimiste quand on sait comment a tourné la civilisation de la surconsommation… Ses disciples lièrent le christianisme à sa doctrine et fondèrent une église Saint-Simonienne qui tourna plutôt à la secte, mais dans laquelle beaucoup de femmes s’impliquèrent, trouvant là un moyen d’exprimer leur demande de liberté.

François Fourier (1772-1837), philosophe, fait également partie de ces intellectuels qui imaginèrent une société idéale et égalitaire. Sa pensée influença Marx et Engels qui le reconnurent comme l’un des inventeurs du « socialisme », mais le taxèrent d’utopisme. Il n’empêche, plusieurs communautés tentèrent d’appliquer les préceptes du « fourierisme » en créant des « phalanstères » (en Europe et aux États-Unis), sorte de « monastères coopératifs » où femmes et hommes devaient vivre en harmonie et dans « l’attraction passionnée », concept de libération de l’amour et de la sexualité. Les hippies avant l’heure en quelque sorte. Toutes ces colonies finirent par être dissoutes.

Le livre de Benoîte Groult met donc l’accent sur ces quelques hommes ce qui permet au lecteur (et à la lectrice) d’en apprendre pas mal sur leurs vies et leurs engagements. Mais, au final, le livre est tout de même bancal et elle fait l’impasse sur des personnages importants comme Léon Richer (à peine cité) ou encore Victor Hugo qui soutint avec passion les mouvements féministes. A noter aussi quelques erreurs historiques : Benoîte Groult confond plusieurs fois Marguerite Durand, fondatrice de La Fronde, journal entièrement fait par des femmes, créé en 1897 et Maria Deraisme créatrice du journal Le Droit des Femmes en 1869 qui deviendra L’Avenir des femmes en 1870… Pas bien grave, mais je rétablis tout de même la vérité, car mon arrière-grand-mère a écrit dans La Fronde 😉.

Pour conclure et en ce qui me concerne, c’est la partie sur Condorcet qui m’a le plus intéressé.

jllb