Où va l’amour – Cahiers d’une bourgeoise

Où va l’amour – Cahiers d’une bourgeoise

Où va l’amour
Cahiers d’une bourgeoise
Jeanne Landre 1920

ATTENTION CHEF D’ŒUVRE !

Je le sentais, je le sentais ! C’est le 17e livre de Jeanne Landre que je lis, depuis que j’ai décidé de m’intéresser à cette autrice totalement occultée par l’Histoire (même pas de fiche Wikipédia sur elle…). Et pourtant elle a publié une quarantaine d’ouvrages et signé de multiples articles. Elle a connu un grand succès de son vivant et tout le monde l’a oubliée. La gloire est éphémère.
Sa littérature est souvent légère par le style, parfois gouailleuse et argotique, car elle a vécu dans le quartier de Montmartre à une époque où il était considéré comme le coin le plus mal famé de la capitale. Pour autant, Jeanne Landre n’était pas pauvre. C’était une bourgeoise. Née à Paris, elle a commencé ses études à la maison d’éducation de la Légion d’honneur et les a terminées à Notre-Dame de Léon. À 18 ans, elle commence à écrire et à 20 ans, elle collabore à La Fronde, journal féminin et féministe créé par Marguerite Durand.
Un biographe anonyme nous dit qu’elle partit ensuite au Canada comme comédienne d’où elle revint avec un premier roman en poche : « Les Pierres du Chemin », publié en 1900 et suivi de « Cri-Cri » en 1901. Début d’une longue carrière.

« Où va l’amour — cahiers d’une bourgeoise » est paru en 1920. Elle a 46 ans. Ce livre est un chef-d’œuvre de psychologie féminine. En préface, Jeanne Landre dit avoir reçu les cahiers d’une femme qui, proche de la cinquantaine, raconte sa vie amoureuse et sexuelle. En réalité, on se doute bien qu’il s’agit d’un artifice littéraire et que l’autrice s’est inspirée de sa propre vie. Voilà comment elle présente le livre : « Ce qui me frappa, dans le manuscrit que l’on me remettait, ce fut justement la brutalité des aveux. La femme qui se révélait par ces pages abdiquait tout artifice et osait parler d’elle et des autres femmes avec une audace inouïe, un abandon presque déconcertant. »

Et de fait, les confidences de Geneviève, l’héroïne en question, sont décoiffantes et d’une étonnante modernité. Elles m’ont fait penser à celles de Catherine Millet. Geneviève donc, est mariée assez jeune avec Paul, brave garçon qui ne la satisfait pas. Elle prend un amant, puis divorce, largue l’amant jaloux qui menace de la tuer si elle ne l’épouse pas et en prend un second qui menace de se suicider si elle le quitte. Elle le quitte, bien sûr, et il ne se suicide pas. Après ces expériences malheureuses, déçue par les hommes, elle entre en période de chasteté jusqu’à ses 40 ans. Âge où elle rencontre l’Amant : Marcel (évidemment, les prénoms sonnent un peu démodés, quoique « Marcel » revient à la mode…). Un garçon sublime, beau, riche, terriblement masculin, qui lui fait découvrir la sexualité comme elle ne l’a jamais connue. Elle en tombe sincèrement amoureuse, mais lui ne l’aime pas et lui propose une relation sexe-amitié qu’elle accepte en espérant qu’il s’attachera à elle. Marcel la traîne dans les clubs échangistes, dans les bordels, chez les putains du bois, dans les lieux interlopes ou une faune s’adonne à toute sorte de pratiques sexuelles. Dans ses confidences, Geneviève analyse crûment les rapports de l’amour et de la sexualité. Elle fait des aveux que peu de femmes ont écrit (même aujourd’hui) et parle des hommes comme rarement je l’ai lu. Bref ce livre d’une incroyable sincérité est une introspection émouvante et la mise à nue de ses pensées les plus intimes. Elle n’aime pas la débauche, mais s’y adonne pour ne pas perdre l’autre. Elle en arrive à se dégoûter d’elle-même et finira par prendre la mesure de celui qui a fait d’elle un objet sexuel et à retourner l’effet de domination pour mieux s’en libérer. Et, dans tout ça, où va l’amour ? Elle livre sa propre réponse. Sa sincérité, même crue n’est jamais cynique et l’on ne peut qu’éprouver de la sympathie pour Geneviève/Jeanne.
Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est un chef-d’œuvre littéraire, bien que le style de Jeanne Landre soit très agréable à lire, mais c’est sans conteste un chef-d’œuvre de l’expression féminine (pas forcément féministe d’ailleurs, mais là n’est pas la question).

Je suis tellement impressionné par ce texte de 1920 que j’aimerais le voir rééditer. Et comme il est tombé dans le domaine public, je serai bien tenté de le faire moi-même…

jllb