Paul-Napoléon Roinard

Paul-Napoléon Roinard

Aujourd’hui, quelques mots sur un personnage que tout le monde a oublié et que je sors de la naphtaline, histoire de brosser son vieux costume mité sous vos yeux étonnés et avant qu’il ne retombe complètement dans les limbes de la littérature.

Paul-Napoléon Roinard (1856-1930) est un poète, homme de théâtre, peintre, dessinateur… et anarchiste. Né à Neufchâtel-en-Braye, il monta à Paris à vingt ans pour chercher le succès qu’il ne trouva jamais véritablement. Il vécut dans la misère, fréquentant les artistes de la butte Montmartre. Il dirigea plusieurs revues, en particulier le journal anarchiste « L’Endehors ». Il tenta d’adapter « Le cantique des cantiques » au théâtre : ce fut un échec.

Lors du « Procès des Trente » intenté par le gouvernement contre les anarchistes (lui-même n’était pas directement accusé) il protesta avec tant de vigueur qu’il crût qu’on allait l’arrêter et il s’exila en Belgique pendant deux ans, vivant d’expédients.

De retour à Paris, il connut d’autres échecs littéraires, jusqu’à la publication de son livre « La mort du Rêve » qui lui valut une certaine notoriété. Un banquet, présidé par Rodin lui-même, fut organisé en son honneur. Il mourut pauvre à Courbevoie, en 1930.

Vous pouvez l’écouter déclamant un poème ici :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k127973x.r=%22Paul%20Napol%C3%A9on%20Roinard%22?rk=21459;2

Voici une présentation complète de la vie de Paum-Napoléon Roinard, écrite par Banville Dhostel et publiée en 1930 dans la Revue anarchiste.

Paul- Napoléon Roinard – Homme de caractère

Difficilement le mérite se fait jour quand il est aux prises avec le besoin.
JUVENAL. II.

Sur ces temps de veulerie, d’âpreté, de sophistique et de combinardise, la haute silhouette de Paul-Napoléon Roinard se dresse comme le granit pur de la révolte léonine.

Quand Léautaud proclame, dans Poètes d’Aujourd’hui, que Roinard est le dernier type de l’écrivain bohème, irrégulier, affranchi des contingences, sauvage et dédaigneux, nous avons cure de chercher s’il lui en fait gloire ou reproche, mais il nous apparaît qu’il lui décerne un diplôme d’anarchie, adorné de quatre ou cinq quartiers de noblesse, sur les trente-six interprétations de l’attitude anarchiste. Cependant, si nous étions enclins au scrupule des étiquettes, notre affirmation, au témoignage de tout ce dont nous avons mémoire des paroles et des actes de ce magnifique individualiste, nous porterait à le situer parmi les nihilistes. « Nos Plaies », qu’il fit paraître avec, sur la couverture, sa propre image transpercée des trois couteaux de la douleur, est, dans tous ses poèmes-force, œuvre nihiliste, tel :

A Dieu… s’il existe

Enfin, si j’étais Dieu, si j’étais toi, tyran
J’aurais honte et pitié de l’infini qui souffre,
J’essaierais une fois d’être bon, d’être grand,
Et m’engrossant d’éclairs et de lave et de soufre,
Dans un tonitruant rayonnement de feu
M’irradiant partout en flamboyante pieuvre,
Je me ferais sauter moi-même, avec mon œuvre,
Prouvant ainsi que j’étais vraiment… Dieu !

Et cet autre :

Bourgeois qui croit ronfler sur ce que tu vas lire,
Gare à toi ! Ces vers sont explosifs, dit-on !
Né bourgeois comme toi, je vais déshabiller
Ton ventre et tes instincts que je hais et renie,
Brave homme qui voudrait nous faire fusiller !

Voici un langage nu, sans dissimulation, sans apprêt et sans fard, qui vise droit au but. Mais écoutez la fin ; après avoir opposé à la réalité maudite le mieux-être de la Cité Future, plus douce, plus harmonieuse, plus esthétique…

Et, si ce pays-là ne peut pas vivre uni,
Inventez quelque énorme et monstrueux cratère :
Faites sauter le monde, et que ce soit fini !

Par-là, Roinard, qui fut si souvent prophète, semble déjà prévoir l’exorable Nihil de « Z » ! Brutal sans doute, mais loyal, je n’ai jamais entendu homme dire : « Non ! » d’aussi mâle fermeté. De quelque nom qu’on le qualifie, ce n’était point un caractère à la commune mesure.

« Né d’un Impérieux et d’une Violente » ainsi qu’il l’écrivait alors, il n’était point fait pour s’incliner devant les préjugés, les traditions, les règlements, ni devant aucun joug, ni devant aucun maître. Contre tout ce qui prétendait surmonter son individualisme, s’opposer à la libre expansion de sa nature libre, au lycée, à la caserne, dans la famille, comme dans la société, il fut le Révolté ! Non point cette sorte d’énergumène qui a perdu toute cervelle, selon l’image que se font les sots ; mais une inflexible volonté qui sait où elle va, qui a de saines raisons, et vise assez haut pour avoir le droit de marcher à l’encontre des mesquines contraintes.

Certes, la vie n’est pour personne un don gratuit, mais ceux qui prétendent tracer leur voie hors les chemins d’usage savent ce qu’il en coûte en surplus. Paul Brulat prétend que la chance ou l’infortune sont le salaire de notre docilité au Destin, qui veut que chaque être soit un instrument de ses desseins obscurs. A ce compte, par les échecs qui l’accablèrent, nous pouvons affirmer que P.-N. Roinard fut également en révolte contre le Destin lui-même !

Nous avons déjà écrit que la vie de P.-N. Roinard s’est tout entière écoulée comme le film d’un mauvais sort. Il faut avouer qu’en choisissant la poésie, en se donnant un idéal, il avait lui-même mis dans son lot la malfortune. Pour toute la jeunesse indocile de province, Paris représente l’évasion ; il vint donc à Paris, qui pour tout poète est aussi le portique le la Gloire. Paris ne lui offrit jamais que la misère. Brouillé avec sa famille, souvent sans gîte, sans pain, il arriva même qu’on le trouva inanimé. Il essaya bien de vivre en utilisant ses talents, soit dans la peinture pour l’exportation, soit en rimant des devises pour papillotes de confiseurs ; il n’en connut pas moins à cette époque sept ans de dur calvaire. D’autres eussent succombé ; mais, avec lui, le mauvais sort se heurtait à une volonté de fer, portée par des épaules de gladiateur. C’est pendant ces heures noires qu’il écrivit ses premiers ouvrages et prit vision de son œuvre future.

En attendant de paraître, Roinard se donna à l’action. Avec quelques amis, il fonda en 1886 le groupe « La Butte », d’où devait sortir le mouvement libertaire. Plus tard, en 1891, il mit sur pied, avec Zo d’Axa, le journal anarchiste L’Endehors, et nous savons par une lettre d’alors combien il s’y dépensa. Vint le Procès des Trente, intenté par le gouvernement aux anarchistes ; nombre d’amis de Roinard y étaient impliqués. Roinard, qui fut toujours un ami fidèle et dévoué, lança des pétitions, protesta sur toutes les tribunes, colla des affiches, tant et si bien que, compromis par ce zèle magnifique et craignant d’être arrêté, il s’exila volontairement, comme l’avait fait Victor Hugo. Le jour du verdict, il partit pour Bruxelles.

A Bruxelles, Roinard, reçu dans les milieux avancés, collaborant au Petit Bleu et dans les journaux d’avant-garde, tantôt publiant des articles, tantôt des dessins, faillit se faire expulser, toujours au titre d’anarchiste. Il y demeura deux ans. Arrivé avec cent, sous en poche à Bruxelles, il n’avait que cent sous quand, à son retour, il débarqua à la gare du Nord, à Paris. On en peut conclure que c’était un homme très économe, ou qui n’entendait rien aux affaires…

Mais de Bruxelles il rapportait aussi le manuscrit des « Miroirs » et, sitôt de retour, s’attaqua à la dure entreprise de faire jouer sa pièce. Il monta la chose comme une affaire financière, lança sa représentation par actions, en parts nominatives. On jugera, par l’extrait d’une lettre à un ami, de ce qu’est la lutte d’un poète infortuné qui veut produire à la lumière le fruit de ses veilles :

...Je ne puis parvenir à faire encaisser les parts souscrites. Au total, jusqu’à présent, je n’ai pu toucher que neuf cents francs, qui ont passé aux mains de l’administration, des acteurs et de tous les intermédiaires. De plus, j’y suis pour plus de six cents francs de ma poche, pris sur mes cinquante francs de pension mensuelle : c’est-à-dire que l’on vient de me couper tout crédit à mon restaurant. Voici des mois que le plus clair de mon avoir passe dans cette affaire, démarches, appointements, fournitures, etc… J’ai dû emprunter un louis à nôtre Secrétaire général pour payer trois mille nouveaux prospectus. Je n’ai même pas de quoi m’offrir un pardessus d’hiver. Je gèle chez moi et la plupart du temps je ne puis prendre l’omnibus pour les courses incessantes que je fais dans Paris. D’un autre côté, sur la soixantaine de parts souscrites, plusieurs me sont revenues avec des excuses, d’autres m’ont été retournées seulement partiellement souscrites…

Voilà pour le côté matériel, il n’est pas brillant.

Et la lettre ne dit pas toutes les tribulations de Roinard et de ses magnifiques interprètes, qui, faute de local attitré, et grâce aux bons offices d’un ami statuaire, répétèrent dans les plâtres frais des immeubles en construction. Tant de tourments, tant de bonne volonté, tant de splendides dons, ne devaient pas avoir leur récompense.

Surgit l’affaire Dreyfus ; les souscripteurs si péniblement conquis s’éclipsèrent, l’esprit était ailleurs ; et tout ce dur effort fut dépensé en pure perte.

Déjà, quand, en 1891, P.-N. Roinard avait entrepris de donner une adaptation du Cantique des Cantiques au « Théâtre d’Art », ç’avait été aussi un gros effort d’argent, sans lendemain. « J’ai dû, écrivait-il, peindre moi-même et construire mes décors, tour à tour badigeonneur, zingueur, monteur, fleuriste, etc., n’arrivant à des résultats qu’au bout de quels tâtonnements !»

Mais la guigne la plus caractéristique fut celle qui marqua, après cet échec, son expulsion de son domicile. Jeté à la rue, dépossédé de tout, il vit un brocanteur emporter, au prix du papier, pour en garnir toutes les boîtes des quais, les nombreux exemplaires de « Nos Plaies » que, très péniblement, en se privant sur l’indispensable, il avait rachetés à prix fort pour les soustraire à la vente publique, ayant en vue de reprendre les meilleurs poèmes de « Nos Plaies » pour les assembler, avec de nouvelles créations, dans le magnifique recueil qu’est « La Mort du Rêve ! »

« La Mort du Rêve », qui devait paraître quelques ans plus tard au Mercure de France, fut l’occasion d’un grand banquet présidé par Rodin, escorté de toute la littérature vivante de l’époque, où notre poète, tant molesté, connut un bref instant la délectation du triomphe. Un bref instant, car la bonne Confrérie de la Conspiration du Silence veillait à ce qu’il n’en fût soufflé mot dans la presse. C’est à croire que Roinard devait être effroyablement craint, ou que le genre mufle était déjà abominablement répandu. Il faut avouer que Roinard avait son franc parler et le geste viril. Dès l’école, il savait mettre ses poings au service des justes causes; plus tard, le verbe lui suffit.

On raconte qu’étant directeur de la Revue Septentrionale, Paul-Napoléon Roinard reçut la visite d’un individu empressé qui voulait absolument le faire décorer ; le maître des Miroirs, qui volontiers s’attardait aux parfums, n’avait aucun goût pour les rubans ni pour les importuns : il rendit, illico, le quidam à la circulation. Un soir qu’au « Théâtre d’Art » un poème de Mallarmé avait suscité de l’opposition, on vit Roinard se dresser et crier à la salle : « Que ceux qui viennent d’applaudir Mallarmé sortent ! » Julien Leclerc fit vers cette époque, de P.-N. Roinard, un croquis fort savoureux pour les Portraits du Prochain Siècle, dus à l’initiative de Roinard.

Sa devise, celle des « Essais » : « vers le mieux », en exégèse : « vers le plus haut ». Vie de combat contre lui-même. Par un constant effort ascensionnel, avec une énergie soutenue par cette modestie qui lui donne le sens des difficultés, sa pensée le montera à des sommets d’où l’on voit dans son harmonie totale l’Humanité et ses microcosmes sociaux.

Cœur passionné que l’Intelligence rattrape en courant sans s’essouffler et qu’elle bride, enfin. Cœur douloureux, impatient, brutal, ah ! ne s’est point laissé brider sans hautes ruades, et maintenant, calme, dispos, mènera loin son cavalier, au plus près des horizons.

Des drames qui sont des poèmes et des poèmes qui sont des drames : des chants, chœurs de cœurs où le sien, triste et sage s’impose et organise.

L’écrivain ?… Au long de phrases sinueuses, i1 chercha l’expression plénière, sans escamotage, suggestive par son caractère, non par l’imprécision : mystère dans le fini.

« Aime la foule et la méprise. Ne flattera pas son public, le violera. »

Personnellement après onze ans de collaboration à la F.I.A.L.S., nous nous flattons d’avoir eu l’occasion, au dernier banquet qui lui fut offert, de louer, avec le poète aux orchestrations magnifiques, le prestigieux homme d’action qu’il fut à nos côtés. Entre autres, il me souvient avec acuité de cette fameuse réunion du Théâtre Edouard VII, où fut décidé le principe d’un Syndicat des Auteurs. Roinard allait être oublié sur la liste Fauchois, quand nous lançâmes son nom aussitôt acclamé. Et, dans ce groupement de volontés dynamiques, ce fut encore lui, l’aîné, qui donna l’exemple de toutes les actions efficaces. En une nuit, il rédigea les statuts du fameux Syndicat ; réunions sur réunions, en quarante-huit heures, tout fut mis au point, adopté en assemblée générale, et la déclaration de fondation déposée à la Préfecture. Il y eut d’autres batailles, dans toutes il fut magnifique ; et je ne cessai de l’admirer, tant agissant, rugissant, proclamant et imposant sa ligne droite.

C’est que se jouait alors le sort d’une classe d’hommes que la guerre avait écrasée plus lourdement que tonte autre, qui avait vu la famine à ses portes, et qui n’avait devant elle que l’abîme si elle s’abandonnait : la classe ardente des porteurs de flambeaux !

Lors de la fondation du « Syndicat des Ecrivains professionnels », de la « Maison des Ecrivains », P.-N. Roinard fut encore le grand animateur. Il nous inspira à nous-même ce vaste référendum Nobel, qui fut une innovation, une inspiration nécessaire, qui, espérons-nous, deviendra quelque jour la loyale et universelle enquête que nous souhaitons tous.

Dans tous les actes de solidarité, il fut l’avocat de la plus large mesure. Certes, ce n’est point là le domaine somptueux de ce lyrisme créateur auquel nous devons « Les Miroirs », « Le Donneur d’Illusions » et « Chercheurs d’Impossible » ; mais nous ne pouvions négliger de dégager cette puissance d’exemple qui tient une place si efficiente dans la genèse des réalisations.

Ayant essaya en ses traits piquants de donner la silhouette de Paul-Napoléon Roinard, il nous resterait énormément à dire sur le poète dont l’œuvre publiée va de « Nos Plaies » à « Chercheurs d’Impossible », en passant par ces impérissables chefs-d’œuvre que sont « Les Miroirs » et « La Mort du Rêve », en nous arrêtant à la curieuse féerie tragique qu’est « Le Donneur d’Illusions » et aux puissances martelées de « La Légende Rouge », d’où la révolution jaillit en synthèse lyrique ; mais ce serait redire, ici, ce que nous avons écrit pour Esope sur ces ouvrages. Ne pouvant envahir La Revue Anarchiste, nous avons pensé qu’une maquette du plus robuste individualiste de ce dernier demi-siècle l’emportait en l’occurrence sur l’analyse purement technique de l’œuvre littéraire.

Le trait saillant de cette vie opiniâtrement consacrée à l’Idéal, en dépit d’implacables déroutes, fut la résistance aux entraînements du sort contraire. Puissamment équilibré, il recevait tous les chocs sans fléchir, et comme ses aïeux reprenait alertement la mer, après chaque tempête qui le jetait à la côte. Toute cette existence est une école de volonté hautaine et maîtresse de soi, un chef-d’œuvre d’individualisme auquel l’Art n’a pas manqué d’apporter son sublime couronnement.

Né à Neufchâtel-en-Bray (Seine-Inférieure), le 4 février 1856, ce fier et génial Viking s’est éteint le 28 octobre 1900, à Courbevoie, dans cet état de pauvreté digne qui avait été le sien toute sa vie, ayant 74 ans d’âge, un amer dégoût des temps contemporains, mais la satisfaction d’avoir quand même réalisé les ouvrages qu’il s’était proposés, sans avoir capitulé devant rien ni personne.

jllb