Banlieue Sud-Est
René Fallet
Éditions
Domat 1949
Certains livres vous filent une grande claque dans la gueule. C’est le cas de « Banlieue Sud-Est » de René Fallet. Et magistrale encore. Je me dis que ce livre aurait mérité le prix Goncourt 1949, année de sa publication. Mais, cette année-là, c’est Robert Merle qui l’a décroché pour « Week-end à Zuydcoote ». Ah, ben merde, alors.
René Fallet est né en 1927 à Villeneuve-Saint-Georges. Il a 13 ans en 1940 et donc 17 ans en 1944, époque à laquelle se déroule ce récit autobiographique à peine romancé (il a changé les noms des protagonistes). Il fait partie de cette génération dont on a volé la jeunesse. La guerre, le rationnement, l’Occupation : tout leur est tombé sur le coin de la tronche sans qu’ils ne demandent rien.
Fallet raconte cette adolescence en bande qui tente d’exister, à Villeneuve-Saint-Georges, leur centre du monde, dont Paris est simplement « la banlieue ». Les copains, leur fraternité, leurs bagarres, leur unité face à ce monde qui les a engendrés et qu’ils rejettent, les petits boulots, les petites arnaques, le marché noir, les flirts, les amourettes et la grande passion que va vivre le personnage de Bernard dans lequel chacun reconnaîtra l’auteur.
Ces jeunes se foutent du conflit, des Boches, des Américains, des Russes. Ils veulent leur paquet de clopes, leur phono et leur musique de jazz, peloter les filles lors de la séance de ciné du dimanche devant Gary Cooper. Ils reprochent à la génération précédente de les avoir balancés dans ce bourbier qui a fait d’eux des rebelles, des malpolis, des pressés de vivre. Mais la réalité se charge de les rattraper. Villeneuve-Saint-Georges est aussi une gare de triage stratégique que les alliés ne tardent pas à bombarder allègrement.
Au milieu de ce chaos, leurs amourettes adolescentes continuent de rouler tant bien que mal. Le machisme des garçons cache leur côté fleur bleue. Les filles se donnent, mais jamais complètement. Vus de l’extérieur ils passent pour de beaux enfoirés et elles pour de belles salopes. Mais ils sont simplement jeunes et dans l’urgence de bouffer l’existence. Et lorsque ça déraille, il faut faire face.
Ce livre magnifique, dur et poétique à la fois, précieux et argotique, invente un nouveau langage au sortir de la guerre. C’est Célinien et Rimbaldien à la fois, plein de verve et d’émotion. Fallet a 19 ans quand il met un point final à ce texte, son premier roman. Incroyable, c’est un coup de génie. Il porte un regard sans concession sur lui-même, sur les 94 % de Français qui n’ont eu aucune réaction pendant l’occupation et qui se sont seulement préoccupés de continuer à vivre, « le reste on s’en fout ». Je suis encore sous le coup de l’émotion alors je ne vais pas en dire plus pour l’instant sinon qu’il faudrait ressortir ce chef-d’œuvre de l’oubli et admettre que « La soupe aux choux » n’est pas le meilleur livre de René Fallet, même s’il nous a bien fait marrer. Il a caché le vrai talent de cet auteur.