C’est pour moi que je t’aime

C’est pour moi que je t’aime

C’est pour moi que je t’aime
Sari de Megyeri
Les éditions de France 1940

Il me semble que je doive, de temps à autre, m’expliquer sur mes lectures. Pourquoi tel livre plutôt qu’un autre ? Pourquoi s’intéresser à de parfaites inconnues alors qu’il reste tant de grands classiques sur lesquels je n’ai jamais posé les yeux (et je ne les poserai sans doute jamais) ?

Le sel de ma vie de lecteur, ce sont ces fils que je tire et dont je ne sais jamais où ils vont me mener. Voici donc le déroulement de cette pelote particulière.

Découvrant un jour que mon arrière-grand-mère, Maria Vérone, avait un glorieux passé de féministe, je décidai de monter à Paris pour m’inscrire à la bibliothèque Marguerite Durand où se trouve un fonds de documents concernant cette aïeule. Sur place, je retrouvai Laurence Klejman, auteure avec Florence Rochefort de « L’égalité en marche », une passionnante étude sur le féminisme sous la IIIe République qui citait (entre autres) Maria Vérone. Laurence m’avait contacté peu de temps auparavant pour savoir si je possédais des documents familiaux qui auraient pu l’intéresser.

Elle m’aida dans mes recherches sur Maria Vérone et j’accumulai une impressionnante documentation sur mon arrière-grand-mère avec la ferme volonté d’écrire sa biographie. Après quatre tentatives, je n’ai toujours pas réussi à le faire. Entretemps, j’ai écrit sept ou huit romans et autant de pièces de théâtre. Est-ce la peur de ne pas être à la hauteur d’un travail d’historien, moi qui n’ai fait que des études de lettres ? Je n’ai pas renoncé, mais je repousse sans cesse le projet.

Laurence me fit part de sa passion pour Colette. Je n’avais jamais rien lu de la grande écrivaine. Et de retour en Gascogne, je me suis souvenu que je possédais un livre, que ma mère m’avait donné, dédicacé par Colette à son intention. Elle était toute jeune fille quand des amis de la famille, voisins de Colette, avaient eu la bonne idée de lui faire signer ce livre pour lui offrir à l’occasion d’un anniversaire.

Je commençai la lecture de Colette qui me passionna. Je n’ai pas encore tout lu, je poursuis cette découverte au fil des années. Son style d’écriture, son intelligence, la façon dont elle a mené sa carrière et sa vie : je trouvai tout cela passionnant.

Très jeune, Colette avait épousé Willy. Par enchaînement de curiosité, j’ai donc commencé à lire les livres de ce brillant journaliste, fin lettré, machiste en diable, amoureux des calembours et des citations latines. Certes, rien à voir avec le talent de Colette, mais intéressant tout de même pour mieux comprendre cette incroyable « Belle Époque » où l’art et la littérature ont connu un tel épanouissement en France et provoqué vagues et remous dans le monde entier. J’adore cette période.

De fil en aiguille, je me suis intéressé aux amis de Colette et Willy : Paul-Jean Toulet, Jean de Tinan, Jean de la Hire, Pierre Véber, mais aussi Annie de Pène, Renée Vivien, Marie-léonie Devoir et, plus récemment Jeanne Marais parce que cette dernière avait écrit un livre en collaboration avec Willy.

Comme je l’ai déjà raconté avec force détails, Jeanne Marais (de son vrai nom Lucienne Marfaing) s’est suicidée à trente et un ans. Pourquoi et comment est-ce arrivé ? Comment une si jolie jeune femme avait-elle pu mettre fin à ses jours ? Ces questions me taraudaient. J’ai trouvé une partie des réponses dans un livre d’André Lang, dont j’avais appris qu’il était le cousin de Lucienne et qu’ils avaient été très liés.

Je me procurai ce livre. Effectivement, dans « Bagage à la consigne » André Lang (1893-1986) journaliste, écrivain et auteur de pièces de théâtre consacre un chapitre à sa cousine. Mais dans le reste de l’ouvrage, il raconte sa vie, son mariage avec la nièce de Georges Clémenceau, le décès de celle-ci après un accouchement difficile, puis sa rencontre avec une auteure hongroise, Sari de Megyery qui devint sa seconde épouse.

Curieux impénitent, je cherchai à en savoir plus sur cette femme qu’il décrivait comme très belle. Ce qu’André Lang ne dit pas dans ses mémoires, c’est que Sari de Megyeri a été actrice de cinéma en Hongrie, avant de le rencontrer, sous le pseudonyme de « Sacy von Blondel ». On trouve des traces de ses films sur internet. Elle a débuté en 1916 et a tourné dans plusieurs longs métrages avant de mettre un terme à sa carrière en 1925 pour se consacrer à l’écriture. Sari avait épousé Béta Geröffy, un réalisateur qu’elle quitta peu de temps après. Désespéré de cette séparation, il se suicida.

Sans doute pour oublier cette partie de sa vie, Sari se rendit à Paris afin de se jeter dans la carrière littéraire, et c’est ainsi qu’elle rencontra André Lang et qu’elle l’épousa.

Pour l’aider, André Lang adapta en français un roman de Sari intitulé « C’est pour moi que je t’aime ». Et voilà donc comment j’ai eu envie de lire ce livre, trouvé sur Abebooks à vil pris et arrivé hier dans ma boîte aux lettres.

C’est pour moi que je t’aime

À trente-cinq ans, la très belle Anna Zador vit une liaison amoureuse torride avec Nicolas. Éditeur de journaux et de livres, célibataire, Nicolas entretient généreusement cette maîtresse depuis six ans. Il refuse qu’elle travaille pour qu’elle n’ait pas à subir les tracas de gagner sa vie. Ils vivent séparément et il ne lui a jamais proposé le mariage.

Anna accepte volontiers cette situation et les années qui passent n’altèrent pas la passion qu’elle entretient pour Nicolas. Il est toute sa vie, elle est folle de lui, prête à tout sacrifier pour lui et à répondre à chacune de ses demandes.

Nicolas est un garçon probe et honnête. Il ne considère pas que le mariage changerait quoi que ce soit à leur relation qui lui convient parfaitement en l’état. Jusqu’au jour où, ne pouvant mentir à Anna, tout en lui assurant qu’il l’aime encore, il lui avoue qu’il est tombé amoureux d’une autre femme. Il est attiré par Irène Kertesz, jeune demoiselle d’une vingtaine d’années, belle, intelligente et indépendante. Mais rien ne s’est passé entre elle et lui, jure-t-il.

Pour Anna, l’enfer commence. Nicolas lui assure qu’il tient plus à elle qu’à Irène et leur liaison continue. Mais rien n’est plus comme avant et Anna s’enfonce dans la déprime. Elle pense retenir Nicolas en lui proposant de lui faire un enfant. Il refuse. Finalement, il lui annonce son intention de la quitter pour Irène. Il avoue qu’il l’a revue, qu’il l’a embrassée, qu’il ne peut vivre sans elle, qu’il va partir. Cependant, grand seigneur et sachant que financièrement elle est totalement dépendante de lui, il promet de continuer à l’entretenir et à lui assurer son train de vie actuel. Et il tient parole.

Les mois passent. Anna ne se remet pas de cette rupture et pense toujours à lui malgré ses amis qui l’enjoignent d’oublier son ancienne vie. Elle est encore jeune et tout lui est permis. Anna entame une longue psychanalyse et comprend à quel point elle était tombée en dépendance de Nicolas et qu’elle avait transféré sur lui l’amour de son propre père disparu. Petit à petit, elle s’éloigne de cet amour toxique. Son amie Suzy lui présente Paul, un beau jeune homme hollandais, passionné de nature et de botanique, qui s’éprend d’elle. Auprès de Paul, Anna redécouvre l’amour sous une autre forme, plus libre, plus équilibré. Elle doit partir en Hollande où Paul lui présentera ses parents.

Mais, la veille du départ, Nicolas revient. Il avoue s’être trompé, ne plus supporter Irène, trop jeune, trop indépendante, trop intellectuelle. Il a réalisé qu’Anna était le seul grand amour de sa vie. Il veut l’épouser et lui faire un enfant. Mais elle voit différemment désormais « ce directeur de journal au dos voûté, à moitié chauve » comme le décrivent ses amis. Elle ne l’aime plus. Pourtant, elle lui cède et accepte tout, se répétant en elle-même : « C’est moi que j’aime en toi »…

Ainsi donc s’achève ce roman de Sari de Megyery sur une conclusion totalement amère et qui m’amène à me poser des questions. Dans sa biographie, André Lang laisse entendre que Sari ne lui a pas cédé tout de suite et qu’elle n’était pas franchement amoureuse de lui. Mais il travaillait dans l’édition à Paris et représentait la porte ouverte vers sa carrière littéraire en France. Or, André Lang correspond à la description physique qu’elle fait de Nicolas dans son roman : ce « directeur de journaux à moitié chauve ». Elle l’aurait épousé sans l’aimer ?… Lang laisse entendre que l’amour serait venu avec le temps.

Ci-dessous : des photos de Sari de Megyery du temps de sa carrière cinématographique en Hongrie et une photo d’André Lang…

jllb