Document sur l’impuissance d’aimer
Jean de Tinan — 1894
Après avoir lu l’œuvre de Paul-Jean Toulet, dandy de la Belle-Epoque, je découvre celle de Jean de Tinan. Œuvre assez courte puisqu’il est mort à l’âge de 24 ans. Œuvre originale aussi parce qu’elle est entièrement consacrée aux amours impossibles.
À vingt ans, à peine sorti de l’adolescence il écrit « Un document sur l’impuissance d’aimer ». Livre foutraque mélange de pages de son journal intime, de correspondances avec ses amis, de citations, de réflexions philosophiques, de colères et de poèmes enflammés.
Adolescent, Tinan est tombé passionnément amoureux d’une certaine Édith. Cette passion était si violente, si absolue, qu’elle a fait fuir la belle. Celle qui lui avait pourtant accordé un baiser sur les lèvres et qui lui avait lâché un « je t’aime ». Mais il avait voulu la posséder corps et âme. Il l’avait mise au pied du mur : « Je me contenterai d’un seul mot : OUI ou NON ; mais ce mot je le veux, tout de suite. Quelle que soit votre réponse, je m’inclinerai ». Face à l’ampleur dévorante et exigeante de Tinan, elle avait fini par lui dire « Non vous m’effrayez trop, je ne pourrai jamais appartenir à un homme en ayant peur. »
C’est à cause d’elle que Tinan écrit « L’impuissance d’aimer ». Il s’en prend aux mots et au fait qu’il n’a pas su lui parler : « Nous sommes dupes des mots [] parce que nous ne savons pas dire ce que nous pensons ». Puis, plus loin « Mon Dieu, comme j’aimerais à aimer ! Je sens tant d’affection dans mon cœur que jamais je ne saurai dédier. »
Elle ne le comprend pas et le voilà qui s’attaque aux femmes, à toutes les femmes, citant Schopenhauer : « La femme est un animal à cheveux longs et à idées courtes ». Plus cruel encore, il leur reproche leur supposée bêtise : « Les jeunes filles, cela ne me dit rien de rien, cela semble intelligent, charmant, on s’emballe, puis un jour on s’aperçoit que l’imagination à fait tous les frais et l’on se trouve en face d’une grue qui vous démolit en deux mots un édifice tendrement élevé. »
Cruel et revanchard. Mais bientôt, son cœur fond à nouveau et il se contredit : elle est si belle. Il aime tout en elle : ses mains, sa peau, ses cheveux et surtout ses yeux : « infinis espaces d’un bleu très noir où couraient les brumes de vos pensées ».
Sauf que ces brumes l’empêchent de voir l’âme de la bien-aimée : « “Mais les brumes pâles de vos pensées, de vos niaises, de vos insignifiantes pensées n’ont pas cessé de me cacher les trésors que je devine — oh je les devine — tout au fond de ce bleu infini”. Cette âme sœur qu’il espère, il ne la verra jamais, dissimulée qu’elle est par la conversation sans intérêt de la belle.
En fait, Tinan en veut à la femme de ne pas partager l’intensité de son amour. Vexé il se met à théoriser prétendant que trois personnages s’expriment en lui : l’esthète, le logicien et le sentimental. Les deux premiers doivent toujours l’emporter sur le troisième pour jouir sans souffrir. “Mais il faut se méfier, car parfois ils s’endorment”.
Il voit trois étapes dans l’amour : la passion, la sentimentalité et l’amitié intellectuelle. Il redoute la première, se gargarise de la seconde qui lui permet de “flirter” et se méfie de la troisième qui, si elle n’est pas maîtrisée, pourrait bien faire retomber dans la première (souffrance et déception).
Or, cette femme qu’il aime (Édith ?) accepte le “flirt”, mais refuse le “flirt sentimental”. Dans le premier, elle y voit les caresses des mains, les regards tendres échangés, voire quelques baisers. Dans le second, la passion s’insère et gâche tout le plaisir. Tinan est furieux, mais il se maîtrise : “Elle a agi selon sa nature, qui est d’être jolie et insignifiante. [] J’y ai cependant trouvé assez de charme pour lui en être reconnaissant.”
Au bout du compte, il se retrouve ficelé dans la complexité de ses propres sentiments, dans l’écheveau de ses élans contradictoires et même dans la complexité de l’analyse qu’il en fait. À vingt ans, sa pensée reflète une personnalité étonnamment complexe. Cependant, dans un éclair de lucidité, il finit par conclure (la conclusion est placée au milieu du livre pour mieux nous emmêler les pinceaux) : “tout cela est trop compliqué et j’envie vraiment les gens qui aiment tout simplement.”
À noter : un très beau frontispice de Félicien Rops. Rops était un ami du père de Tinan qui le lui avait présenté. Tinan avait osé lui demander un dessin pour illustrer son livre, ce que le célèbre graveur avait fini par accepter devant l’admiration du jeune homme pour son œuvre.
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