Passion Slave
Daniel Lesueur
1892
Daniel Lesueur n’est pas un homme, comme son patronyme pourrait le laisser penser. Il s’agit en fait de Jeanne Loiseau (1854-1921), journaliste féministe engagée et auteure de romans à succès. En cette fin de 19e siècle, machisme oblige, elles sont nombreuses à utiliser des pseudonymes masculins pour être publiées.
Quasiment totalement oubliée de nos jours, elle a collaboré (entre autres) au Figaro et à La Fronde, le fameux quotidien créé par Marguerite Durand et entièrement géré par des femmes.
Issue de la petite bourgeoisie, elle est obligée de travailler assez tôt, ses parents ayant perdu leur fortune. Elle entame une carrière littéraire et journalistique, produisant des articles, mais aussi des pièces de théâtre et des romans. Parmi ses amis, on compte Anna de Noailles, José-Maria de Hérédia, François Coppée, Séverine ou la très gauchiste (mais hélas antisémite) Juliette Adam.
Son travail acharné est couronné par de nombreux prix. D’origine irlandaise par sa mère, elle a choisi son pseudonyme en utilisant le prénom de son grand-père maternel (Daniel O’Connel) et le nom de jeune fille de sa mère (Lesueur).
En 1890, malgré ses succès, la Société des Gens de Lettres refuse son admission parce qu’elle est une femme. Le scandale provoqué par ce refus fera qu’elle y sera admise l’année suivante et jouera un grand rôle dans cette institution, gravissant les échelons jusqu’à en devenir vice-présidente.
À cinquante ans, elle épouse le critique d’art Henry Lapauze. Sous son pseudonyme, Jeanne continue sa croisade féministe et publie romans, poésies et pièces de théâtre. En 1904 elle est membre du jury du prix La Vie Heureuse qui deviendra le Prix Fémina.
Pendant la Première Guerre mondiale, elle crée une association d’aide aux femmes des combattants qui distribue de l’argent et de la nourriture. Elle fonde également une clinique médicale et chirurgicale dont elle confie la direction au docteur Auguste Casséus qui opérera énormément de blessés. Bref c’est une femme au grand cœur et une philanthrope engagée.
Passion Slave (1892)
Passion Slave n’est pas une apologie de l’hygiène corporelle (ah ah, mauvais jeu de mots). C’est un roman intéressant qui met en scène les amours d’un marquis français (Hubert de Brénaz) et d’une comtesse russe (Nadège de Miranoff). Celle-ci, splendide jeune fille d’une vingtaine d’années, est l’épouse d’un ancien dignitaire russe, immensément riche et beaucoup plus âgé qu’elle, qui l’a sortie de la misère et qu’elle admire. Il a été écarté du pouvoir par le Tsar pour deux raisons : général de l’armée tsariste il prônait une répression féroce des nihilistes (mouvement contestataire d’inspiration anarchiste/socialiste né à Saint-Pétersbourg et visant à renverser le régime tsariste) et sa jeune épouse, noble, mais pauvre, n’est pas issue de l’aristocratie la plus haute admise à la cour.
Dans sa prime jeunesse, Nadège a été élevée avec une sœur adoptive, Sonia Kavetchine, à laquelle elle est très attachée. Mais son mariage les a séparées, le comte n’admettant pas que sa femme fréquente une fille d’origine roturière.
Les Miranoff s’installent à Paris où Sonia suit des études de médecine et fait partie des activistes nihilistes exilés qui ont juré d’avoir la peau du comte.
Le jeune marquis Hubert de Brénaz, riche aventurier et célibataire, tombe follement amoureux de Nadège. Elle l’aime aussi, mais elle respecte son mari avec une ferveur de sainte et ne saurait le tromper. Toutefois, elle se sert du marquis pour renouer le lien avec sa demi-sœur, en cachette de son époux et lui fournir de l’argent. Sensible aux arguments sociaux des nihilistes, et bien que ceux-ci envisagent de tuer Miranoff, elle pense naïvement que cet argent servira à aider les familles russes pauvres. Sans vraiment en avoir conscience et par amour pour sa demi-sœur, elle finance donc la main des assassins putatifs de son mari.
Effectivement, un attentat est fomenté par les amis de Sonia contre le comte Miranoff. Cependant Sonia parvient à prévenir Nadège à temps par l’intermédiaire d’Hubert pour éviter que l’ancien général ne soit tué. Mais, à cette occasion Miranoff découvre le lien qui unit son épouse, le marquis (qu’il soupçonne d’être l’amant de sa femme, ce qui est faux) et sa demi-belle-sœur. Estimant son honneur bafoué, il provoque le marquis en duel à mort au pistolet. Un matin d’hiver, les deux hommes s’affrontent…
Comme souvent, les romans à tendance « socialiste » de cette époque, écrits par des femmes, le sont par des auteures issues de la bourgeoisie. Jeanne Loiseau est certes une intellectuelle de gauche, mais elle n’appartient pas à la classe ouvrière. Je ne lui en fais pas grief, mais la conséquence est que les personnages de ses romans sont plutôt des comtes et des marquis que des ouvriers du labeur. Toutefois, elle développe et explicite dans ce texte les thèses des jeunes étudiants nihilistes qui s’opposaient avec ferveur à la répression de la police tsariste. Elle en subit directement la conséquence, car son livre est interdit en Russie (bien avant la révolution d’octobre). Elle s’en explique dans la préface et remercie son éditeur, Alphonse Lemerre, de l’avoir soutenue malgré la censure russe (la Russie représentant un important marché littéraire à l’époque).