Prisons de femmes
Francis Carco
Les éditions de France 1931
En 1930 Francis Carco, écrivain, poète et journaliste, décide de mener une enquête sur les prisons de femmes et les conditions de détention qu’elles endurent. Carco est né à Nouméa en 1886 et toute son enfance il a vu passer des bagnards qui allaient travailler sous la férule de surveillants armés et sévères. Ce souvenir l’a profondément marqué et il est, en partie, la cause de ce reportage qui va prendre la forme d’un livre.
Carco a traîné ses guêtres dans les coins mal famés de Paris et il connaît bien « le mitan », le milieu du banditisme et de la prostitution. Il s’y est fait des amis, dont « Lulu -petite-poisse », cheffe de bande respectée qui n’hésite pas à jouer du revolver quand on lui cherche des noises. Les copines de Lulu ont toutes tâté de la prison : Dédé-la folle (onze ans de correctionnelle), Fabienne et Jacky (entaulées à Haguenau en Alsace où elles se sont connues et aimées), Sucette qui sort de Fresnes.
Dédé s’est « tapé la vingt-et-une » à Clermont et s’explique : « On appelle ça la vingt-et-une, cause qu’on y reste jusqu’à sa majorité. Vous parlez d’l’arrière goût qu’on en garde ». En écoutant leurs récits, Carco prend sa décision : il ira enquêter lui-même sur place dans les prisons de femmes. Mais les journalistes ne sont pas les bienvenus à cette époque dans l’univers carcéral. Au début, il ne rencontrera pas trop de difficultés pour entrer à Saint-Lazare, la plus célèbre des geôles féminines, dont les matons sont des religieuses. On y accueille des criminelles, mais surtout des prostituées. Il rend compte avec réalisme de ce qui s’y passe et donne au lecteur l’impression de plonger dans un environnement sinistre et moyenâgeux où les rebelles sont enfermées dans des cages, où il faut travailler dur pour cantiner (améliorer l’ordinaire des repas), où la punition est courante et le pardon exceptionnel…
Mais lorsqu’il demande l’autorisation de visiter d’autres prisons de femmes, le ministère lui envoie une fin de non-recevoir : on lui ferme toutes les portes… de l’extérieur. Carco est obstiné. Avec l’aide de Tricotin, proxénète ami de Lulu — petite-poisse, il obtient de faux papiers et se fait passer pour un avocat du nom de « Martin » chargé de faire le point sur l’état des prisons en France. C’est ainsi qu’il va pouvoir visiter Fresnes, Hagueneau, Rennes et Montpellier. Même là où un peu de modernisme commence à faire son entrée, la mentalité reste figée et immuable : une administration sans cœur qui brise toute velléité de discussion, mate les indociles et fait preuve d’une froideur glaciale en s’abritant derrière des règlements archaïques et cruels. Carco va croiser quelques détenues célèbres de l’époque (Jane Weiler, Hera Myrtel, Françoise Leca, Marie-Félicité Lefèvre…) et bien d’autres, inconnues, souvent analphabètes, abîmées par la vie, qui forment la plèbe de ce monde lugubre.
Parmi elles, beaucoup sont condamnées pour avoir tué leur mari violent qui les battait. Mais la justice, reflet de la société de ce début de XXe siècle, ne leur faisait aucun cadeau de même qu’elles-mêmes ne se faisaient aucune illusion : la plupart savaient qu’elles allaient mourir en prison.
Fresque à la fois épouvantable et émouvante, l’enquête de Carco ne laisse pas indifférent. Elle décrit avec justesse la misère de l’univers carcéral féminin et la dureté du régime pénitentiaire qui poussait les femmes prisonnières à tomber dans les bras les unes des autres et à se mettre en couple pour survivre. En témoigne un graffiti que Carco a relevé sur le mur d’une de ces sordides prisons : « Mon cœur et mon cul à Mimi B. »…
Un extrait édifiant
Carco interviewe les amies de Lulu -petite-poisse qui sont sorties de prison. Voici un extrait édifiant de son livre :
« Dédé-la-folle disait :
— À Clermont, j’en ai vu mourir cinq qu’on avait séparées de leurs amies. J’peux vous donner les noms, si vous voulez. Pensez. C’est plein d’ménages en correction. Y a les hommes et les femmes. J’étais homme. J’mettais dans l’bas d’ma jupe des épingles pour former pantalon et sur mes chaussons j’portais brodés un cœur et un poignard. Toutes celles qu’est hommes agissent de même. Rien à faire pour les dresser. C’est dans l’sang.
— Le cachot ?
— On s’en fout.
— Et de quoi donc sont mortes vos camarades ?
— Elles avaient avalé du verre pilé, répondit tranquillement Dédé-la-folle. C’est terrible. On n’en réchappe pas. Pour les autres, celles qui veulent pas se tuer, mais souffrir physiquement par amour de leur femme, elles se plantent des épingles dans les bras, dans les cuisses. Les pauvres gosses ! Y en a qui tombent malades. On les punit.
— Punir ! se récria Sucette. On n’entend qu’ça. J’sais pas. Empêchez donc d’abord d’aimer !
— Oui, déclara Fabienne. Et quand on aime, plus qu’on est malheureuse, plus qu’on a d’plaisir. »