Un auteur folichon
Jeanne Landre
Ferenczi 1920
Dans un précédent article, je comparais Jeanne Landre à Labiche ou à Feydeau. Cela se confirme dans ce petit roman à la fois humoristique et psychologiquement subtil qui pourrait fort bien être adapté au théâtre.
Daniel Charençon est un obscur comptable au Crédit Municipal d’Industrie. Il mène une existence de petit employé on ne peut plus rangé. Il vit avec son épouse Lucie, sa belle-mère Mme Grosvert et leur bonne Célestine dans un modeste appartement. Fidèle et bon citoyen, rien ne le distingue du commun des mortels. Mais en lui, brûle une flamme qui attise une passion secrète : il veut être auteur de théâtre. Depuis des mois, il profite des heures creuses du bureau pour noircir du papier et écrire un vaudeville sans en parler à personne. Son œuvre achevée, il en fait l’aveu aux femmes de sa vie qui, contrairement à ce qu’il pensait, voient là l’occasion pour lui d’accéder à une gloire qui rejaillirait sur elles. Il va donc présenter sa pièce dans un théâtre, mais se trouve confronté à un directeur cynique qui lui met les pendules à l’heure. La France, lui dit-il, regorge d’écrivains talentueux, sans doute comme lui, dont les pièces ne sont jamais montées parce qu’ils n’en ont pas les moyens financiers. « Trouvez-moi une jolie cocotte, pleine aux as, prête à payer pour monter sur scène, et je vous ouvre les portes de mon théâtre ».
Dès lors, Charençon et ses femmes, persuadés que la gloire les attend se mettent en quête d’une « poule aux œufs d’or ». Ils finissent par en trouver une en la personne de Léonie Panard. Cette jolie fille sortie du ruisseau a séduit un baron cacochyme dont elle suce consciencieusement la fortune. Elle se fait désormais appeler « Ida des Girolles » et ambitionne de brûler les planches pour accéder à la notoriété. La candidate idéale. Pour la recevoir chez lui et lui présenter sa pièce intitulée « L’adultère mouillé », Charençon, son épouse, sa belle-mère et la bonne, montent une comédie pour faire croire à l’impétrante qu’elle arrive dans un milieu artistique très bohème. Ils veulent lui signifier qu’ils sont eux aussi issus du monde « populo » comme elle, afin de mieux la séduire. Ils transforment l’appartement bourgeois modèle en un lieu foutraque et se piquent de parler l’argot des faubourgs. Mais l’affaire tourne court, car la belle mijaurée réagit comme la baronne qu’elle est devenue, s’offusque de cet accueil et part en claquant la porte derrière elle. C’en est fait de la gloire, des honneurs et des feux de la rampe. Comble de malchance, la bonne Célestine rend son tablier. Les voilà revenus à l’état qu’ils n’auraient jamais dû quitter : celui d’une petite famille bourgeoise fondue dans la masse. Mais un événement inattendu va changer la donne et leur permettre de réaliser finalement leur rêve… (Le fameux coup de théâtre final que je me garde bien de révéler).
C’est la fine analyse des personnages qui fait le sel de ce roman. Charençon y est présenté comme un individu étriqué, sans courage dans la vie, mais qui s’imagine supérieur aux auteurs à succès. Le voilà animé par le fiel d’une rancœur envers le monde qui ne lui reconnaît pas le talent qu’il n’a d’ailleurs jamais exposé. Dès lors il écrit une mauvaise pièce qu’il considère comme un chef-d’œuvre. Jeanne Landre nous fait comprendre l’étendue de sa nullité en citant un poème totalement imbécile qu’il a composé pour l’anniversaire de sa femme, mais devant lequel elle et sa mère s’extasient, voyant en lui un Hugo ou un Balzac. La belle-mère, surtout, est animée d’une ambition sans limites et se révèle être une sinistre et maladroite manipulatrice. C’est elle qui pousse son gendre et sa fille à organiser la comédie grotesque dans laquelle ils se ridiculisent tous. Bref, Jeanne Landre possède, elle, un vrai talent pour nous dépeindre ce trio de personnages et mettre à nu leurs travers et leurs défauts. Un très bon moment de lecture.