Mémoires de ma vie

Mémoires de ma vie

Mémoires de ma vie
Ex-madame Paul Verlaine

Les vide-greniers sont mes chemins de traverse en matière de littérature. Je les cours quasiment tous les dimanches et il est bien rare que je n’y déniche pas quelque perle. Ce week-end encore, je traînais mes guêtres à Saint-Pierre du Mont, banlieue de Mont-de-Marsan sans aucun intérêt. Un vide-grenier y était organisé dans la zone pavillonnaire et je ne m’attendais pas à découvrir des merveilles. Et puis, entre deux paquets de fripes et des poupées Barbie défraîchies, mon œil est attiré par un livre, « Mémoires de ma vie », dont l’autrice signe mystérieusement « ex-madame Paul Verlaine »… Première surprise : Verlaine était donc marié ? Je ne le savais pas, mais pourquoi pas ? Après tout, je n’ai lu de lui que les Poèmes Saturniens et je ne connais de sa vie que son penchant pour l’absinthe et sa relation tumultueuse avec Arthur Rimbaud.
Poussé par la curiosité, j’acquiers donc l’ouvrage pour 1 € (c’est généralement le prix que demandent les vendeurs pour de vieux bouquins défraîchis) et, le lendemain, je me lance dans sa lecture. Rapidement, ça devient passionnant.
Il est rédigé par Mathilde Mauté qui épousa Verlaine en 1870 et vécu avec lui jusqu’en 1871 : « une année de paradis, puis une année d’enfer » explique-t-elle dans ses mémoires. Née d’une famille très bourgeoise (son père se fait appeler « Mauté de Fleurville » sans que cette noblesse ne soit avérée dans aucun document officiel), elle fréquente dans sa jeunesse un milieu huppé. Son demi-frère, Charles de Sivry l’emmène dans les cercles littéraires qu’il fréquente, en particulier chez les frères Cros. Elle a quinze ans à peine lorsqu’il lui présente Paul Verlaine. Il est laid, timide, mais doué d’une belle plume. Il tombe amoureux d’elle et demande sa main. Elle dit que sa laideur s’estompe lorsqu’il est avec elle et qu’il lui dédie des poèmes. Elle hésite puis se décide à accepter. Les parents ne sont pas trop chauds, car Verlaine n’est pas riche. Il vit chez sa mère dans un appartement plutôt sinistre. Qu’importe, les Mauté ont suffisamment d’argent pour entretenir leur fille et leur futur gendre.
À cette époque, Verlaine travaille à l’Hôtel de Ville. Il est déjà grand buveur d’absinthe, mais s’abstient de paraître ivre le temps des fiançailles et pendant la première année de mariage. Ils habitent un bel appartement quai de la Tournelle avec vue sur la Seine et filent le parfait amour. Elle décrit le siège de Paris et la Commune vus de l’intérieur. Verlaine a des idées communardes, il est enrôlé dans la Garde Nationale, mais il est lâche et se débrouille pour se faire porter pâle chaque fois qu’il doit monter au front. Il prétend aussi que son travail à l’hôtel de ville l’empêche de prendre ses tours de garde et de l’autre côté il s’absente du bureau sous prétexte de ses obligations dans la Garde nationale. Bref il joue sur les deux tableaux pour se planquer et ne rien faire. Le stratagème, découvert, lui vaudra deux mois de prison.
Pendant la semaine sanglante, il continue à se cacher. C’est Mathilde qui traverse Paris au milieu des barricades et des coups de feu pour aller chercher la mère de Verlaine et la mettre à l’abri dans leur appartement. Malgré son éducation bourgeoise, elle adhère aux idées de son mari. Elle devient, en particulier, l’amie de Louise Michel. 
Après la guerre et la Commune, Arthur Rimbaud, jeune provincial sans le sou, écrit à Verlaine pour lui demander de l’aider à monter à Paris. Verlaine tombe amoureux, mais Mathilde ne s’en rend pas compte. Elle est encore très jeune et naïve et ne connaît rien à l’homosexualité. Dans un premier temps, ils l’accueillent chez eux. Voici la description qu’elle fait de Rimbaud : « Il avait l’aspect d’un jeune potache ayant grandi trop vite, car son pantalon écourté laissait voir des chaussettes de coton bleu tricotées par les soins maternels. Les cheveux hirsutes, une cravate en corde, une mise négligée. Les yeux étaient bleus, assez beaux, mais ils avaient une expression sournoise que, dans notre indulgence, nous prîmes pour de la timidité. » Effectivement le garçon est sournois et rapidement les choses se gâtent. Rimbaud entraîne Verlaine dans des soirées de beuverie.
Entre temps Mathilde a accouché d’un fils : Georges. Verlaine les délaisse. Ou bien il rentre ivre et bat sa femme (il la viole aussi…). Jusqu’au jour où, après avoir balancé son fils contre un mur, il essaye d’étrangler Mathilde. La vie commune n’est plus possible. Elle demande la séparation. Verlaine s’en fiche. Il est parti à Bruxelles vivre avec Rimbaud. Mathilde l’aime encore et tente une dernière fois de sauver leur couple. Elle monte à Bruxelles, mais Verlaine lui propose de vivre à trois… Elle repart dépitée.
La suite sera une longue déchéance pour Verlaine : des disputes violentes avec Rimbaud, des coups d’éclat, des petits boulots miteux. Il ruine sa propre mère. Il demande rarement à voir son fils, accuse Mathilde de tous les maux. En 1885, le divorce est rétabli et leur séparation est définitivement actée. Il meurt malade et ruiné le 8 janvier 1896.
Plus tard, elle se remariera avec un entrepreneur en bâtiment. Ils iront vivre à Alger où ils seront rejoints par Louise Michel qui écrira ses mémoires chez eux.
Elle divorcera une seconde fois et terminera sa vie en dirigeant une pension de famille à Nice. Elle meurt en 1914, âgée de 61 ans.
Au-delà de leur histoire personnelle, c’est tout le monde littéraire bousculé par la guerre et par la Commune qui est décrit dans ce livre où apparaissent Catulle Mendès, Charles Cros, Edmond Lepelletier (le grand ami de Verlaine, auteur de « Madame sans-gêne), Victor Hugo et ses enfants que les Verlaine fréquentent, etc. Bref, on se trouve plongé au cœur de cette incroyable période de l’Histoire.

jllb