Los Gonoccocos

L’histoire des Los Gonococcos remonte à 1977. En ces temps post-révolutionnaires et pré-technologiques, j’avais ouvert une librairie de Science-Fiction dans le vingtième arrondissement. Le magasin, situé rue des Envierges (tout un programme !) était baptisé « l’œil du Futur ». Entre deux bières et trois cafés, j’y vendais des livres de SF, de la BD et une grande partie de ce qu’on appelait la presse parallèle. Bien que fort limité en espace, j’ai pu y organiser quelques événements mémorables comme une expo de Philippe Druillet ou le lancement du mensuel « Ah Nana » avec les Humanoïdes Associés. Près de cent vingt sommités de la BD de l’époque étaient venues s’encanailler sur les hauteurs de Ménilmontant : Gotlib, Tardi, Mézières, Solé et bien d’autres encore.

Bonnefoy…

Je n’ai pas le souvenir exact de ma rencontre avec Jean Bonnefoy, mais sans aucun doute elle a marqué un tournant dans ma vie. Grand échalas légèrement voûté, aux épaules larges comme un rugbyman et à la taille mince comme une ballerine, Jean Bonnefoy semblait planer au dessus de ce monde. Barbu et chevelu comme un ermite, passionné de science-fiction, il n’avait pas encore entamé sa carrière de traducteur et cherchait toujours sa voie après des études d’architecture qui ne l’avaient finalement pas mené derrière une planche à dessin. Ce puits de culture avait déjà énormément lu et faisait référence dans tous les domaines. Féru de musique, il pratiquait une forme de new-âge avant l’heure et s’intéressait de près tant à la science qu’aux nouvelles technologies. Son obsession de la perfection et de la rigueur faisait bon ménage avec une vision assez bohème du monde. Jean avait acquis un synthétiseur Korg et moi également. Tout nous rapprochait : musique, littérature, technologie et une solide amitié s’est nouée. Elle a toujours été ponctuée par une sorte de course au matériel : chaque fois que l’un d’entre nous achetait un nouveau synthétiseur, l’autre se devait d’avoir mieux le mois suivant. En moins d’un an, nous nous sommes retrouvés avec une tonne de matériel sur les bras, et prêts à donner des concerts planants.

Frémion…

Mais voilà qu’un troisième larron a déboulé au beau milieu de cette ambiance stratosphérique-baba-planante fortement inspirée par les Pink, Tangerine dream et autre Kraftwerk. Yves Frémion, grand spécialiste de la BD et de la SF, écolo-anarcho-syndicaliste, auteur de plusieurs livres et grande gueule devant l’éternel a fait irruption dans nos vies comme une locomotive. Nous étions tous les trois invités à un festival de SF à Montpellier, chacun pour des raisons différentes (j’avais réalisé deux ou trois tableaux à l’aérographe que j’allais exposer, Frémion venait parler collection et je crois bien que Bonnefoy travaillait déjà pour Présence-du-Futur…). Nous voilà donc tous les trois dans le train à refaire le monde avec enthousiasme et dans une conversation à bâtons rompus. Frémion, grand séducteur, soignait une malencontreuse chaude-pisse et, je ne sais pas pourquoi, je chantais des morceaux des Machucambos. Par association, l’idée nous est soudain venue de créer un groupe qui s’appellerait Los Gonococcos. (J’en attribue la paternité à nous trois, chacun étant bien entendu intimement persuadé que c’est lui qui l’a trouvée). Nous nous sommes marrés tout le long du voyage en délirant autour de ce sujet.

A Ménilmuche.

De retour à Paris quelques jours plus tard, Jean et moi avions déjà oublié l’anecdote lorsque Frémion nous a appelé pour nous dire en substance « bon les gars, c’est génial, on va faire les Los Gonococcos. J’ai déjà plein de textes. Quand est-ce qu’on se voit pour la musique ? ». C’est bien lui qui nous a filé une patate d’enfer et les réunions ont commencé. Au tout début, j’habitais encore un appartement dans le douzième arrondissement. Un minuscule deux pièces envahi par le matos en tout genre, les câbles et les micros. Frémion est venu y travailler quelques morceaux (que vous trouverez dans les « pré-bandes »). Bonnefoy nous y rejoignait, ou bien nous allions chez lui Place Daumesnil. Ensuite j’ai déménagé pour m’installer dans un ancien café de Ménilmontant, rue Henri Chevreau, et nous avons pris l’habitude de répéter le samedi soir dans la cave voûtée dont l’escalier donnait dans la grande pièce transformée en salle à manger. C’était magique : on pouvait mettre les amplis à fond en plein Paris sans déranger personne. On ne s’est d’ailleurs pas gênés pour le faire.

45 tours de cochon et rondelle de boudin.

Au bout de quelques semaines, nous tenions déjà nos premiers titres. « Goldoraque lou Larzem » est un mélange délirant de dessin animé et de lutte paysanne au 37ème degré. Tétanos reflète l’état de fébrilité créatrice dans lequel nous nous trouvions. (« M’approche pas chérie, j’ai le tétanos, c’est une saloperie qui branle tous mes os… »). « Putaing con », bouleversant menuet punk techno au rythme jamais imité, apparaît dans sa version première. Enfin « Mezral oul qu’arrodlogue » est la version inversée de « Goldoraque Lou Larzem ». Bonnefoy avait monté la bande à l’envers sur son Revox. Ca nous a fait tellement marrer qu’on a décidé de la mettre sur le disque et, pour faire bonne mesure, nous avons appris les paroles par cœur pour les concerts…(« Euuuuuuuuh Mezral oul qu’arodelogue on tanche…. » qui donne bien à l’envers « chantons goldoraque lou larzem euhhhhhhh…. »).

Un 45 tours (de cochon) vient rapidement couronner cette période de travail. La pochette de Jean Solé est sans doute l’élément le plus professionnel de l’aventure. L’enregistrement a été réalisé à la va-vite dans un studio du 19ème entre deux pauses au bistrot du coin et la gravure est finement ciselée au burin des Vosges. Le verso de la pochette est dû à Jean Bonnefoy et reflète l’humour ravageur et potache qui nous animait.

Dans la Dourbie, les babas coulent.

On commence à parler des Los Gonococcos dans les chaumières. Frémion fait notre promo dans sa chronique du Fluide Glacial. Jean et moi rameutons les potes de la science-fiction. L’été, nous partons passer quelques jours de vacances avec femmes et enfants au Tayrac, dans l’Aveyron. Frémion a retapé une grande baraque dans ce hameau quasiment abandonné qui surplombe la Dourbie et se trouve à quelques kilomètres seulement du plateau du Larzac. Un bon QG pour Frémion, futur député européen écolo. Nous y coulons des jours dignes de « mes meilleurs copains » avec baignade à poil dans la rivière, discussions endiablées, vin rouge et tisanes aux herbes… De cette époque date la célèbre photo des trois membres fondateurs baptisant le groupe dans l’eau de la rivière, coiffés d’un simple béret et avec une plume dans le derrière. Frémion est ici comme un seigneur en son château. Il s’enferme régulièrement dans son bureau-donjon (une vieille grange aménagée en fait) pour lire et écrire, pendant que nous profitons de la vie et des quelques synthés que nous avons amenés. Amis et connaissances se succèdent et il se passe toujours quelque chose. On y croise des dessinateurs, des journalistes, des auteurs…

« On stage ! »

L’hiver suivant, il est temps de monter sur scène. Martial Colson, écrivain de SF nous invite à Aubusson pour un concert à l’occasion d’un festival. On s’embarque dans un J7 loué pour la circonstance et bourré jusqu’à la gueule de matériel. Le voyage sera épique, tant à l’aller qu’au retour où nous tombons en panne de carburant en pleine cambrousse du côté d’Etampes. C’est un diesel : impossible de le redémarrer sans réamorcer la pompe. Ce qu’aucun de nous ne sait faire, bien entendu. Nous avons passé la nuit dedans à nous geler et à nous remémorer la soirée précédente. A Aubusson, les Los Gonococcos ont fait marrer tout le monde. On se dit qu’on tient le bon bout, mais qu’il faut s’améliorer.

Rapidement un groupe de musiciens vient nous rejoindre pour les répétitions dans la cave du 20ème : Richard Drouin à la guitare, Bobock (Eric Boccalini) à la batterie, Daniel Teilhac à la basse qui sera remplacé plus tard par le dessinateur Carali. Maud Martin, Christine Poutout et Gudule assurent épisodiquement le chœur des gonoquiquettes. Frémion qui est incapable de chanter en rythme, mais ne se décourage pas pour autant, joue d’un seul maraca. On se défonce les oreilles et les cordes vocales à jouer toute la nuit dans cette cave surchauffée. La rigolade est toujours de la partie et on sort hagards de ces nuits musicales exceptionnelles.

Scandale à Glaigne.

Plusieurs concerts vont suivre, dont le plus surréaliste est sans conteste celui donné au château de Glaigne, lieu de répétition…des Petits Chanteurs à la Croix de Bois (croix de fer, si je mens, je vais en enfer, comme dit Frémion). Pour la circonstance, on a sorti la grosse artillerie. On se retrouve à une dizaine sur scène. Philippe Poutout, frère de Christine, nous a rejoint avec sa section de cuivres. Le groupe attaque par un medley « santanesque », pendant que les pétards circulent en coulisses. Après un bon quart d’heure de chauffe, Frémion, Bonnefoy et moi-même entrons sur scène sur le chant des petits nains qui reviennent du boulot. Les paroles ont juste un peu décalé le sens premier de la comptine qui est devenue : « haï hong, haï hong, nous fuyons le Vietcong, en passant par Poulo Bidong, haï hong, haï hong, on nous prend vraiment pour des congs, haï hong, haï hong). On sent comme un frémissement dans la salle quasi exclusivement composée de jeunes bourges croyant être venus à une surprise partie catho. Sur scène, on enfonce le clou en entonnant le « rock de Puant-les joints » dont on n’est pas sûrs que le public ait bien saisi toute la subtilité du message. Mais lorsqu’on entame « Je vis en transes », apologie expiatoire de la masturbation, c’est le début de l’émeute. Engueulade avec l’organisateur, le public siffle. Le ton monte, le concert s’arrête et la disco enchaîne pendant qu’on remballe tout le matériel, plutôt fiers d’avoir jeté un vrai souk chez les coincés du samedi soir.

Miousique Lande.

A ce stade de l’histoire, il faut dire deux mots de Francis Mandin. Propriétaire du magasin Music-Land boulevard Beaumarchais, il vend des synthés à tout le gratin de la pop française. C’est aussi un déconneur sans fin, toujours à la recherche de nouvelles blagues ou farces (comme la laisse rigide sans chien au bout ou l’autocollant à numéros décalés pour téléphone publiques…). Evidemment, la musique des Los Gonococcos lui tape dans l’oreille à la première écoute et il décide de produire notre nouveau 45 tours. Cette fois, on met le paquet côté professionnel. Notre arrangeur n’est autre que Francis Rousseau qui accompagne par ailleurs Jean-Michel Jarre dans ses concerts gargantuesques. Frémion n’en chante pas plus juste pour autant, mais on s’éclate à enregistrer deux titres : « Caca Boudin » qui va faire la une des cours d’écoles et « Putaing Con » dans sa version hautement élaborée et dont la carrière se poursuivra jusque dans les boîtes de nuit New-Yorkaises. Carali réalise le dessin de couverture et Ucciani l’illustration de verso (la danse du rouleau).

Boum, le plantage.

Mandin tire le disque à quelques 1500 exemplaires et s’en va faire la tournée des distributeurs, espérant tenir en main une seconde « danse des canards ». Las, aucune major ne veut jouer le coup et cet échec marque le début de la fin des Los Gonococcos.

Carali ne s’éclate pas assez à jouer de la basse et préfère retourner à ses crayons. Le batteur se fait de moins en moins présent. En 1983, je mets un terme aux répétitions qui tournent en rond. Le cœur n’y est plus. L’histoire aura duré près de six ans et généré un bon paquet de chansons : Putaing con, Goldoraque Lou Larzem, Bernard-Alice, La famille à Roger, Tétanos, Le Rock de Puant les joints, Je vis en transe, Caca boudin, L’époux de marie-rose, a-e-i-o-u, etc. Bonnefoy, Frémion et moi-même avons gardé dans nos cartons quelques textes ou musiques qui n’ont jamais été joués par le groupe (« J’ai la banane qui tient pas debout », « La mouche », « Moi faut que j’pète »…)

Retour vers le futur.

Vingt cinq ans plus tard, l’histoire des Los Gonococcos nous court toujours après, pire qu’une maladie vénérienne dont on ne pourrait se débarrasser. Jean Bonnefoy est devenu un grand traducteur. Il a également publié un roman en collaboration avec Gérard Briais : La Forteresse de Métal (ed. Rivages Fantasy). Il anime un site internet bien touffu où vous trouverez de l’info sur toutes ses activités. (Le site de Jean Bonnefoy)

Frémion poursuit sa carrière d’auteur, journaliste et militant écolo chez les Verts. Il cultive, sans complexe aucun, un ego démesuré à la hauteur de ses engagements (« …si le monde a continué de tourner après ma mort, ce sera la preuve de son immense ingratitude…). Quant à moi, je travaille dans le monde du multimédia, assouvissant mes passions pour le texte, l’image et la musique. J’ai récemment repris des activités journalistiques parallèlement à l’entreprise que j’ai créée. Et j’ai sorti la guitare du grenier pour initier ma fille qui se verrait bien fonder un groupe…Même si nous ne voyons que rarement, nous restons en contact entre membres fondateurs des Los Gonococcos. Et j’ai gardé pour mes camarades la même amitié qui nous a unis lors de cette période d’intense déconnade où nous refaisions le monde à chaque chanson. Nos engagements se poursuivent avec d’autres instruments, mais la vie a toujours la même saveur et si les cheveux ont blanchi (Bonnefoy triche puisqu’il les a coupés) les idées restent aussi juvéniles et pêchues.

Jean-Louis Le Breton