Idées anti-proudhoniennes sur l’amour, la femme & le mariage

Idées anti-proudhoniennes sur l’amour, la femme & le mariage


Idées anti-proudhoniennes sur l’amour, la femme & le mariage
Juliette Lamber

En 1858, Juliette Lamber, à peine âgée de 22 ans, publie une critique au vitriol des idées de Pierre-Joseph Proudhon. Le théoricien de l’anarchie est alors âgé de 49 ans. Issu du monde ouvrier il a déjà publié de nombreux ouvrages politiques et philosophiques, prônant le socialisme scientifique et popularisant des concepts novateurs plus ou moins réalistes comme le prêt à taux zéro, l’abolition du salariat, de la monnaie et du profit. Problème, l’œuvre de Proudhon est truffée de propos contradictoires. Et cela apparaît de façon évidente dès lors qu’il aborde le sujet de la femme.

Ne laissant place à aucun sentimentalisme dans ses écrits, il commence par fustiger « l’amour » qui « n’a qu’un but, la reproduction ». Il ne voit dans la femme que la femelle et dans l’amour que l’excitation des sens qui empêche l’intelligence de s’élever. Il n’imagine l’amour « pur » que dans le rut des animaux. « L’amour est pur chez les bêtes, parce qu’il est dénué de tout sentiment moral et intellectuel ». Pour Proudhon, l’amour serait intéressant s’il était absolu, mais il est perverti par l’existence même de la femme, « La femme : quelle belle créature, si elle ne coûtait rien, si du moins elle pouvait se suffire et par son travail couvrir ses frais ». Et ce n’est que le début de l’expression de cette vision machiste et rétrograde.

Parlant de la femme, il se lance dans des affirmations pseudo-scientifiques pour prouver son infériorité physique, intellectuelle et morale. Il encense l’homme : « c’est le mâle qui, par sa virilité, atteint le plus haut degré de tension musculaire et nerveuse que comportent sa nature et sa fin, et par là, le maximum d’action dans le travail et le combat. La femme est un diminutif d’homme à qui il manque un organe pour devenir autre chose qu’un éphèbe ». Et il pousse le bouchon encore plus loin : « En elle-même, je parle du physique, la femme n’a pas de raison d’être ; c’est un instrument de reproduction qu’il a plu à la nature de choisir de préférence à tout autre moyen… » De par sa constitution physique, elle reste « inférieure devant l’homme, une sorte de moyen terme entre lui et le reste du monde animal ». Oui, vous avez bien lu ! Proudhon considère la femme comme un intermédiaire entre l’espèce humaine et l’animal. Juliette Lamber a beau jeu de fustiger à son tour de telles inepties.

Mais Proudhon n’en a pas fini. Il considère que le cerveau de la femme est faible en raison de son infériorité physique : « La force physique n’est pas moins nécessaire au travail de la pensée qu’à celui des muscles ; de sorte que, sauf le cas de maladie, la pensée, en tout être vivant, est proportionnelle à la force. » Ce à quoi Juliette Lamber lui rétorque qu’un porteur de fardeaux bien musclé sera donc bien supérieur en intelligence à un philosophe devant sa chaise. Voilà une stupidité de Proudhon mise à nue. Mais rien ne l’arrête : « L’infirmité intellectuelle de la femme porte sur la qualité du produit, autant que sur l’intensité et la durée de l’action ; et comme dans cette faible nature, la défectuosité de l’idée résulte du peu d’énergie de la pensée, on peut dire que la femme a l’esprit essentiellement faux, d’une fausseté irrémédiable ».

Évidemment, Juliette Lamber s’insurge et explique que dans toute nation où la femme est isolée du mouvement social, le progrès est impossible. Mais, elle-même se perd à son tour et apporte des restrictions à cette pensée en prétendant que « les métiers exigeant de la force doivent rester l’apanage du sexe fort et que ceux qui demandent du goût, du tact, de l’adresse, doivent rester autant que possible attribués au sexe faible. » Voilà une position que les féministes d’aujourd’hui rejetteraient purement et simplement, mais qu’il faut resituer dans le contexte de l’époque.

Si Proudhon s’est montré très anticlérical, il a toutefois puisé dans l’Évangile selon Saint-Paul quelques idées susceptibles d’affermir ses propos. Extraits de l’Épître aux Corinthiens : « Femmes, soyez soumises à vos maris comme au Seigneur. Car le mari est le chef de la femme comme Christ est chef de l’Église. » Proudhon adopte cette pensée chrétienne et s’adresse à l’évêque de Besançon en ces termes : « Vous le voyez, Monseigneur, c’est le christianisme, c’est l’Église, c’est vous-même qui, sans le savoir, m’allez fournir la théorie du mariage… » Car le voilà qui se lance dans une fumeuse construction intellectuelle expliquant que le couple est un « organe de justice » basé sur l’inégalité qui existe entre l’homme et la femme et sur l’infériorité de celle-ci. Comprendra qui pourra. « Il faut pour la justice, une dualité formée de deux individus, des qualités dissemblables et inégales, des inclinations différentes, des caractères opposés, tels enfin que les pose la nature dans le père et l’enfant, mieux encore dans le couple conjugal, sous la double figure de l’homme et de la femme. »

Et Juliette Lamber de s’écrier : « Voilà un homme qui a écrit trois volumes pour soutenir l’égalité, et qui, à la fin de son troisième volume, défend l’inégalité et veut en faire le fondement de la justice ; ce qui équivaut à la négation même de la justice. »

Quand, enfin, Proudhon accorde quelques compliments à la femme, c’est pour mieux la tacler ensuite : « Elle est belle, belle dans toutes ses puissances []. D’où vient d’abord la beauté à la femme ? De l’infériorité même de sa nature. » On est proche de la détestation.

Cette pensée antiféministe théorisée par Proudhon aura de funestes conséquences sur le mouvement ouvrier. Il va s’opposer avec vigueur au suffrage universel donc au suffrage des femmes. Et lorsque Jeanne Deroin se porte candidate aux élections législatives de 1849, Proudhon exhorte ses troupes à s’y opposer : « Un fait très grave et sur lequel il nous est impossible de garder le silence, s’est passé à un récent banquet socialiste. Une femme a sérieusement posé sa candidature à l’Assemblée nationale. [] Nous ne pouvons laisser passer sans protester énergiquement, au nom de la morale publique et de la justice elle-même, de semblables prétentions et de pareils principes. Il importe que le Socialisme n’en accepte pas la solidarité. L’égalité politique des deux sexes, c’est-à-dire l’assimilation de la femme à l’homme dans les fonctions publiques est un des sophismes que repousse non point seulement la logique, mais encore la conscience humaine et la nature des choses. » Plus rétrograde, tu meurs.

Juliette Lamber

Deux mots sur Juliette Lamber pour conclure cet article. Fille d’un couple de bourgeois (son père, Jean-Louis Lambert, est médecin), elle naît le 4 octobre 1836 et épouse à 16 ans l’avocat Alexis Messine. Elle publie ses premiers articles sous le nom de son mari. Intellectuelle, elle s’engage très jeune pour le féminisme. Son livre « Idées anti-proudhoniennes sur l’amour, la femme et le mariage » est d’abord publié sous le nom de son premier mari… qui demande, ironie du sort, à en récupérer les droits d’auteur ! Ce qui va provoquer leur séparation sept ans après leur mariage. Elle sera veuve en 1867 (à l’âge de 31 ans). Elle signe alors ses livres du nom de Juliette « Lamber » (sans « T ») et épouse l’avocat Edmond Adam, de vingt ans son aîné. Il est député de la gauche républicaine. Journaliste et amie de George Sand, elle fonde La Nouvelle Revue en 1879 qu’elle revend vingt ans plus tard. Elle publie des auteurs comme Octave Mirbeau, Pierre Loti ou Alexandre Dumas fils. Très influente dans le monde littéraire parisien, elle acquiert une propriété à Golfe-Juan et mettra cette station balnéaire en vogue.

Vers la fin de sa vie, tout en restant républicaine, elle se tourne vers la religion qu’elle avait critiquée lorsqu’elle était jeune. Elle meurt en 1936, à l’âge de 99 ans.

jllb