Jean de Tinan

Jean de Tinan

Un vilain Monsieur

Jean de Tinan — Willy

J’ai plusieurs fois fustigé Willy, alias Henry Gauthier-Villars, journaliste, romancier, essayiste et premier mari de Colette. Je lui ai reproché son machisme débridé, sa propension à gâcher son talent en écrivant des romans de gare et la honteuse petite industrie littéraire qu’il avait mise en place à son profit. En effet, Willy faisait travailler des nègres, une dizaine de tacherons qui écrivaient pour lui romans et articles, publiés sous son seul nom. Il reversait ensuite quelques subsides à l’auteur véritable.

Ainsi en fut-il de Jean de Tinan romancier surdoué qui n’eut pas le temps de développer une carrière qui s’annonçait pourtant brillante. De constitution fragile, Tinan mourut à 24 ans d’une attaque cardiaque. Il n’avait rien fait pour éviter cette déroute physique puisqu’il consommait régulièrement de l’alcool et, en particulier, un mélange d’éther et de curaçao, très à la mode chez les dandys décadents de la fin du XIXe siècle.

Né en 1874 à Paris, Jean Le Barbier de Tinan est d’abord élevé par sa grand-mère près de Jumièges. Diplômé d’agronomie, il choisit pourtant la carrière littéraire et vient s’installer au Quartier latin à 21 ans où il se fait de nombreux amis, dont Pierre Louÿs, Paul Valéry et André Gide.

Il entretient une liaison qui fait scandale avec Irmine Boex, la fille de J.-H. Rosny aîné. Il la rencontre au café d’Harcourt où elle travaille comme serveuse. Mineure, elle a tout juste quinze ans et s’est enfuie de chez ses parents. Il en tirera un roman : « Aimienne ou le détournement de mineure » (téléchargeable sur Gallica et que je vais lire incessamment sous peu).

Il signe des articles dans « Le Mercure de France » et dans d’autres revues qui ne suffisent pas à assurer sa subsistance. Il travaille donc comme nègre pour Willy et écrit deux romans : « maîtresse d’esthètes » (qui m’avait bien plu, mais que je n’ai pas chroniqué) et « Un vilain Monsieur » dont je viens d’achever la lecture (voir ci-dessous) et qui est une merveille de fantaisie sarcastique

Durant sa courte vie, Tinan a vécu de nombreuses histoires sentimentales. Il a été quelque temps l’amant de Marie de Régnier qui, elle-même, était la maîtresse de Pierre Louÿs. Ce dernier avait délaissé Marie pour voyager en Algérie, et c’est pour se venger qu’elle eût cette liaison avec Tinan, l’un des meilleurs amis de Pierre Louÿs. (Je ne sais pas si je suis bien clair…)

Un vilain monsieur

Cette pochade vaudevillesque est un bijou d’humour et de causticité grâce au talent d’écriture de Jean de Tinan. L’histoire en est assez simple et se résume en quelques mots : Robert de Parville hérite de la fortune de ses parents. Il ne tarde pas à la dilapider, en partie à cause de la liaison qu’il entretient avec la belle Suzanne, femme mariée, riche, volage et dépensière. Va-t-il vivre aux crochets de sa maîtresse et devenir une sorte de « maquereau de luxe », « un vilain monsieur » ? C’est toute la question.

On retrouve dans ce texte la patte machiste de Willy : toutes les belles femmes sont obligatoirement « bébêtes » dans ses récits. On notera qu’il a tout de même épousé Colette qui était belle, loin d’être bête et qu’elle s’est affranchie de lui avec maestria. Pan sur le bec.

J’ai trouvé, dans ce récit, une enfilade de mots que je ne connaissais point et j’ai été effaré de la culture de Tinan qui devait être âgé d’une vingtaine d’années lorsqu’il a écrit ce texte. Je vous en livre un florilège ci-dessous.

Le vocabulaire de Jean de Tinan

(avec les extraits correspondant)

Aveindre : tirer quelque chose de son emplacement

« Il feuilleta ces vient-de-paraître, aveignit d’autres livres, feuilleta encore. »

Hoir : héritier

« Lorsque surpris par la nouvelle du trépas de ses ascendants, l’hoir Frantz revint aux lieux de son enfance, il prit connaissance des dernières volontés paternelles »

Archer de Stymphale : Il s’agit d’Hercule et du sixième de ses fameux douze travaux. Il doit à l’aide d’un arc tuer les oiseaux du lac Stymphale qui sont carnivores et se nourrissent de chair humaine

« Rien ne nous porte à croire que ce cher Frantz renouvela les prouesses enregistrées sous le numéro treize qu’exécuta l’archer de Stymphale »

Tépidité : tiédeur

« Solitudes rêveuses des convalescences, malsaines tépidités des coins de feu berceurs, vous êtes souvent la marche fatale où trébuchent les vertus frissonnantes »

Concupiscible : relatif à la concupiscence, susceptible d’éveiller le désir sexuel

« La jupe s’évase, plissée de soleil en gaze champagne incrustée de Chantilly blanc (un antique et somptueux Chantilly familial qui a déjà serpenté le long de bien des hanches, mais jamais de plus concupiscibles que celles-là. )»

Hippiatrique : médecine des chevaux

« Robert subit pendant une demi-heure un cours d’hippiatrique, ruisselant d’intérêt, du colonel des Gachettes. »

Laticlave : dans la Rome antique, insigne honorifique réservé aux sénateurs

« Très chouette, le grimpant Laticlave ! souligna Maugis. »

(L’un des personnages, soucieux de son apparence, a fait doubler ses bas de pantalon d’une bande de velours. Le « grimpant » est l’argot du mot « pantalon ».)

Callisthénie : pratique de musculation pour améliorer ses capacités physiques

« Et puis, mon Bob, les leçons de gymnastique s’appelaient callisthénie ; personne ne savait pourquoi. »

Vésanique : qui se rapporte à une maladie mentale

« Elle voulut les garder toutes ces vésaniques inepties. »

Macropyge : qui a de grosses fesses

« Le nain macropyge offre des exemplaires de chansons candides. »

Doguine : féminin de doguin, relatif au chien

« Maugis, d’humeur doguine, exaspéré par ce qu’il entend… »

(Donc d’une humeur de chien…)

Agynie : en botanique : qui n’a pas de pistil. Privé de femme… (du « a » privatif et de « gynée » femme »)

« Bella, la jolie petite bobonne en bonnet, lui offrit des distractions qu’il refusa avec une chasteté d’autant plus méritoire que l’agynie éprouvait ce tendre Mallarmiste hanté par la peur de mourir quand il couchait tout seul. »

Coprolalie : tendance à utiliser des mots scatologiques

« Hydrothérapie… pipi, pipi, très bonne pour mon cas, caca, caca…
Cette coprolalie baveuse emplit les enfants d’une joie qu’ils sont trop bien élevés pour manifester publiquement. »

jllb

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