Le génie de Colette : une femme libre coupe-t-elle les couilles des hommes ?

Le génie de Colette : une femme libre coupe-t-elle les couilles des hommes ?

Colette était un pur génie. Elle était non seulement une styliste remarquable, mais aussi une intellectuelle de haute volée. Sa passion de l’état physique, c’est-à-dire de tout ce qui touche d’abord aux sens et au concret lui a porté un certain tort. On l’a considérée comme la femme qui savait décrire la nature, parler des animaux et des plantes comme nulle autre pareil. On l’a encensée pour sa série des Claudine, puis pour ses livres de souvenirs si tactiles (Gigi, Chéri, Le blé en herbe, etc.). On a estimé qu’elle savait comme personne décrire les caractères, les situations, la vie dans tout ce qu’elle a de tangible, réaliste et sentimental. Et on l’a cantonnée à ce rôle.

Mais Colette était bien plus que ça. Je me répète : elle était un génie. Sa pensée complexe éclate au grand jour dans ce petit livre originellement intitulé « Ces plaisirs », qu’elle a voulu rebaptiser « Le pur et l’impur ». Près de 160 pages incroyablement profondes par la pensée et l’expression qu’elle en donne. Vu de loin, ce livre est consacré à la volupté et aux plaisirs physiques. C’est en réalité un ouvrage de philosophie et de psychologie qui s’interroge sur les motivations des individus dans leur vie intellectuelle et sexuelle. Mais, avec le style d’écriture de Colette, l’ensemble prend des tournures d’une qualité littéraire inédite.

Colette était indomptable, elle l’a prouvé cent fois. En épousant un homme plus âgé qu’elle de vingt ans qu’elle aimait d’amour et qui lui a fait découvrir les plaisirs charnels. Puis en le quittant. En gagnant sa vie dans des spectacles de pantomime où, provocation inédite pour l’époque, elle apparaissait nue. En vivant de multiples passions avec des hommes et des femmes. En menant une carrière de journaliste indépendante défiant le pouvoir pendant la Première Guerre mondiale. En s’affranchissant du sexisme pour faire exactement ce dont elle avait envie professionnellement et intellectuellement. Dans ces conditions, on ne sera pas surpris qu’elle ne se soit pas intéressée au mouvement féministe : elle était déjà libre.

Cette force de caractère n’a pas toujours été facile à porter. Elle est féminine, mais, en elle-même, elle agit de la même façon qu’un homme selon les critères du patriarcat : entreprenante, décidée, ferme, tranchante quand il le faut. Dès lors, comment s’étonner qu’elle fasse une pause dans sa vie et qu’elle s’interroge sur cet état de fait tellement peu courant de son temps ? Un homme qui l’aimerait, aimerait-il la femme ou l’homme en elle ? Serait-elle condamnée à des relations homosexuelles avec des hommes ? Voilà le genre de question qui émerge dans ce recueil de textes complexes et qui mérite d’être lu et relu.

Pour que vous saisissiez bien la puissance de l’esprit de Colette, voici quelques extraits du livre. Un de ses amis, grand séducteur de femmes sur le retour, discute avec elle. Elle constate qu’il vit mal le fait d’avoir eu plein de maîtresses alors qu’elle, Colette, vieillissante, accepte très bien son passé de séductrice. C’est ce qu’il faut comprendre de l’extrait suivant, à lire à tête reposée :

« Je ne suis pas allée bien loin chercher les confidences masculines. Auprès d’une femme, de qui la froideur ou le vice rassurent, un homme déborde d’aveux. Il m’a semblé qu’à l’âge où une femme s’attarde à chanter, l’œil voilé de durable gratitude, les biens qui lui glissèrent des doigts, la cruauté du donateur, sa bassesse et sa maîtrise, l’homme couve une rancune que le temps n’éteint pas. »

Relisez ce petit extrait, où les virgules sont bien positionnées, et voyez comme il est déjà difficile.

Bientôt, un autre ami lui fait prendre conscience de sa puissance et du fait qu’elle rebute les hommes. Il se nomme Damien, c’est un tombeur de femmes. Il la rembarre :

« Dans un temps où j’étais — où je me croyais — insensible à Damien, je lui suggérai que nous ferions, pour un voyage, une paire de compagnons courtoisement égoïstes, commodes, amis des longs silences.
— Je n’aime voyager qu’avec des femmes, répondit-il.
Le ton doux pouvait faire passer le mot brutal… Il craignit de m’avoir fâchée et “arrangea tout” par un mot pire :
— Vous, une femme ? Vous voudriez bien… 
»

Moment cruel et fondateur pour Colette qui réalise que sa puissance et son intelligence la placent à l’égale (voire au-dessus) des hommes et lui coupent la voie de la séduction et de la volupté. Damien ne veut pas d’elle, car il est un mâle qui ne s’intéresse pas aux mâles.

Plus loin, elle dit de lui : « Il me savait virile par quelque point que j’étais incapable de situer, et fuyait, bien qu’il fût tenté. »

Elle en parle avec sa grande amie Marguerite Moreno qui va droit au but :

« Je me meurtrissais donc, d’une manière obtuse et loyale.
— Il n’y a vraiment pas de quoi, me dit un jour Marguerite Moreno. Pourquoi ne te résignes-tu pas à penser que certaines femmes représentent, pour certains hommes, un danger d’homosexualité.
 »

Ainsi donc, Colette pose un problème de fond : l’émancipation des femmes couperait-elle les couilles des hommes ? Voilà une question qui reste terriblement d’actualité. Zemmour en est l’un des acteurs pitoyables arguant que le féminisme ramollit les mâles et leur fait perdre leur virilité. Un homme viril ne pourrait donc pas vivre aux côtés d’une femme libre ? Franchement, merci, Colette, par ton génie et ton talent d’écrivaine, d’avoir mis le doigt sur un problème fondamental de notre époque.

Accepter de vivre avec une femme libre, c’est accepter sa part de virilité (à elle) sans renoncer à la sienne de même qu’elle accepte la part de féminité de son compagnon sans renoncer à la sienne et sans le moquer. Voilà peut-être où nous devrions tous en être. Colette nous montre le chemin.

jllb