La Gargouille

La Gargouille

La Gargouille
Jeanne Landre

Peu de gens connaissent Jeanne Landre (1874-1936) qui fut journaliste et romancière à succès, mais qui est aujourd’hui totalement oubliée. Je viens de lire d’affilée six de ses ouvrages dont deux biographies très intéressantes, celle de Jehan-Rictus, (le poète de l’argot), et l’autre d’Aristide Bruant, le chansonnier montmartrois. J’y reviendrai un autre jour.

Les autres livres sont quelques-uns de ses romans à succès : « Échalotte et ses amants », « Les nouvelles aventures d’Échalotte », « Échalotte Douairière », « La Gargouille ». (J’ai encore une petite pile en réserve qui m’attend…) De ce que je sais, elle a écrit entre 20 et 30 romans dans un style qui n’est pas sans rappeler San Antonio, mais avec une réflexion assez poussée sur la condition de la femme. Aujourd’hui j’ai décidé de vous parler de « La Gargouille ».

Dans ce roman, Jeanne Landre nous conte les aventures amoureuses de Francine Fleurance. Cette comédienne, âgée d’une cinquantaine d’années, joyeuse et optimiste vit seule avec sa chatte. Si elle a du succès au théâtre, elle ne se fait aucune illusion sur les hommes, car elle est grosse, laide et dénuée de tout charme physique. Elle est si hideuse en vérité que ses amis l’ont surnommée « la Gargouille »… et elle ne s’en offusque pas.

Or voilà qu’un peintre roumain désargenté, Pacesco, lui fait une cour effrénée. Il est jeune et beau, toutes les femmes se jettent à ses pieds. Et c’est justement parce qu’elle est différente qu’il prétend voir de la beauté en elle et la supplie de poser pour lui. Francine, qui raconte ses aventures à sa grande amie Raymonde, jeune et brillante institutrice, n’est pas tombée de la dernière pluie. Elle suppute que si Pacesco s’intéresse à elle, c’est aussi pour son argent. Mais bientôt, elle tombe dans le piège de l’amour et se laisse séduire. Elle s’apprête à s’offrir corps et âme à son futur amant, lorsqu’elle apprend que celui-ci est déjà marié et qu’il possède femme et enfant en Roumanie. La voilà au bord de la rupture, mais Pacesco, qui ne nie pas, prétend qu’il est profondément sincère (ouh le menteur) et qu’il ne lui a rien dit pour ne pas la rendre malheureuse. Aveuglément amoureuse, elle pardonne. Cependant, dans ces conditions, il préfère ne pas consommer leur union. Or Francine ne rêve que d’une chose, c’est d’être possédée physiquement. Je ne dévoile pas le reste de l’intrigue…

Ce roman de Jeanne Landre qui tourne autour de la passion amoureuse et de la sexualité est original, car il pose le problème de l’âge et de la laideur vus sous l’angle de la femme. Francine, belle âme, sorte de Cyrano au féminin, s’autodétruit dans son désir d’être aimée. On sait que Jeanne Landre était particulièrement laide et qu’elle épousa un peintre roumain. Il y a donc très certainement des éléments autobiographiques dans ce livre présenté comme un roman « léger » (on disait à propos des livres de Jeanne qu’ils étaient « des romans de chemin de fer »). Peut-on être aimé quand on est laid et comment gérer le désir sexuel ? N’est-on pas prêt à croire n’importe quel mensonge dès lors qu’il répond à un besoin d’amour ? Pacesco s’intéresse à Francine, car il la fantasme. Mais si elle s’accroche à lui comme toutes les autres, va-t-il continuer à la désirer ?

L’écriture de Jeanne Landre est très « cash » pour l’époque et utilise volontiers l’argot montmartrois. Cependant, derrière cette légèreté de ton apparente, c’est un véritable problème de fond que l’écrivaine aborde avec le style qui lui est propre et que l’intelligentsia de l’époque reléguera dans les ouvrages de seconde zone. Or Jeanne Landre mérite d’être redécouverte.

Voici quelques extraits représentatifs de sa prose :

« Le besoin de commettre des imprudences est, chez les femmes, une sorte de menstruation cérébrale, heureusement plus espacée que celle dont elles souffrent du côté qui n’est pas la tête, mais qui la dirige. Dans un but imprécis et pour des raisons inexistantes, si toutefois on peut dire d’une chose qu’elle est inexistante, Mlle Fleurance, après une nuit assez paisible, avait décidé, un matin qu’elle se sentait le cœur léger et la cervelle en équilibre, d’aller voir Pacesco dans l’après-midi. Pourquoi cette détermination ? Pourquoi les loups vont-ils se mettre les pattes dans les pièges ? Pourquoi les alouettes vont-elles se taper la tête contre les miroirs ? »

À propos du peintre dont l’héroïne pense qu’il ne va pas chercher ses modèles dans la rue :

« Son estime de lui ne l’autorisait pas à supposer qu’il eût pu s’éprendre d’un modèle du boulevard de Clichy ou d’une chanteuse de caboulot. Dans ce cas la chose aurait été simple et il eût agi comme le commun des mortels : on aborde, on monte, on paie, on sort… et l’on revient dégoûté de l’autre et de soi-même. »

Son amie Raymonde vient de se faire renvoyer de son travail d’institutrice. Francine lui demande pourquoi elle ne s’est pas mariée et obtient cette réponse :

« Parce que je supposais qu’une femme comme moi pouvait se créer une situation en dehors des protections masculines ; parce que je croyais que la bonne volonté s’impose et que tout effort déclenche une rémunération. Je m’étais trompée et, chaque jour davantage, je reviens de mon erreur ; il n’y a pas de place, dans la société actuelle, pour une femme qui répugne à se prostituer, car, enfin, le mariage, tel que ton insinuation de tout à l’heure l’entrevoyait, n’eût pas été autre chose. » (Le roman a été écrit dans les années trente…)

Enfin une description pas piquée des hannetons de l’hôpital Lariboisière où arrivent les filles blessées par leurs amants à coups de revolver ou les prostituées atteintes de maladies vénériennes :

« Les internes de Lariboisière s’amusaient ferme. Jamais on n’avait eu tant de crânes à perforer ni tant de ventres à ouvrir que depuis quelque temps. L’amour, par plusieurs procédés, faisait des victimes. Il y avait des balles en plomb dans de nombreuses têtes et des salpingites dans un régiment de vagins. Les trompes d’Eustache et celles de Fallope, malencontreusement engorgées, sonnaient l’appel des chirurgiens qui, surmenés, ne sachant où donner du bistouri, taillaient précipitamment et quelque peu imprudemment dans les chairs. »

Jeanne Landre
jllb