En sabots

En sabots

En sabots

André Baillon

J’ai découvert André Baillon par l’entremise de mon ami Lefred-Thouron, grand amateur, comme moi, d’auteurs et autrices improbables que l’Histoire a jeté dans les oubliettes des écrivains maudits. Il m’a fait don d’un de ses romans avec lequel j’ai vécu une drôle d’expérience. Je me suis couché un soir vers minuit et j’ai commencé à lire « En sabots ». Au bout de trente pages, je m’endormais un peu et je me suis dit : « ah merde, ça ne m’intéresse pas du tout, va falloir que je le renvoie à Thouron sans le vexer, parce que c’est trop chiant, mais comment peut-il aimer cette littérature qui parle de tout sans rien raconter ? » Sur ce, je me suis endormi.

Le lendemain, après un bon déjeuner à base de petites pommes de terre à l’ail et aux lardons, je me dis : « bon, on ne peut pas juger un livre sur trente pages, je m’y remets. » Et là, ô miracle, ô seigneur, tintinnabulez clochettes, sonnez hautbois, résonnez musettes, boum, je tombe dans le récit à pieds joints et j’entre dans le monde d’André Baillon. Comme ça, brusquement, comme on se coule dans un vieux jogging en fin de journée parce que c’est plus confortable que ce foutu pantalon qui vous serre le bedon et laisserait un cordon rose autour de votre nombril si on le laissait faire.

Alors, sans crier gare ni chef de gare, j’ai goûté, apprécié et succulé ce livre plein d’humanité. L’histoire de ce citadin mal dans ses pompes qui s’exporte en campagne pour s’occuper de poules et de littérature est un petit chef-d’œuvre. Dans les yeux de cet homme, toute chose vivante ou non, s’anthropomorphise. L’église a des yeux qui, lorsqu’elle est triste, lui font des fenêtres en ogives. Elle fait la gueule au château qui a une plus grosse tour qu’elle. Les volets de sa maison sont des « paupières » et ses tuiles « un joli bonnet enrubanné de mousse ». Les chiens, les poules, les chats sont autant de figures humaines et la bougonnerie du personnage principal finit par se convertir en amour de la vie simple et de tout ce qui l’entoure. Avec de la douleur aussi. Ah, la séance quand sa femme, la solide et gentille Marie, égorge une de ses vieilles poules (Tante Ida) ! L’angoisse quand son chien Spitz se fait la malle une journée. Les vivants, les morts, les cérémonies, les œufs, le curé, le baron, les clebs qui pissent sur les tombes et les murs autour des cimetières… Toutes les choses de la vie campagnarde : le travail, le couple, l’amour, le sexe, les sapins qui gênent le tracé de la route, les femmes qui ne veulent pas que leurs filles épousent des charrons… tout est raconté simplement avec des mots justes et juste des mots.

J’ai, bien évidemment, détesté le fait que le héros tombe en religion et frôle même l’enrôlement monastique, mais j’ai adoré la façon dont il l’a raconté. On y croit tellement à ce personnage qui porte le nom de l’auteur que j’ai fouillé sur le net pour en savoir plus sur lui. Pas du tout péquenot, le Baillon. Mais un drôle de bonhomme au parcours sulfureux. Très sulfureux, même. Tout ça m’a évidemment donné envie d’en savoir plus. Faut que je passe à d’autres livres de lui pour comprendre.

Pour que vous en appreniez un peu plus sur Baillon lui-même, je vous livre ci-dessous un excellent petit article copyrighté par Bérengère Cornut (elle ne m’en voudra pas, j’espère, de faire passer son travail à la postérité) sur le site des éditions Finitude et qui raconte en quelques lignes l’existence pour le moins originale de celui que certains ont surnommé le « Flaubert belge », mais là, c’est pousser le bouchon un peu loin.

André Baillon

« André Baillon est belge. Il naît à Anvers en 1875, orphelin très jeune, il subit la tutelle d’une tante autoritaire et de multiples internats religieux. À vingt et un ans, il tente de se suicider, parce que Rosine Chéret, ouvrière prostituée, l’a plaqué. Il commence à publier en revues des textes brefs de veine réaliste ou décadente, mais échoue à écrire un roman, tout en se lançant dans des entreprises commerciales aussi hasardeuses que loufoques. La Première Guerre mondiale éclate. Il passe ces quatre années à écrire presque d’une traite “Histoire d’une Marie”, “En sabots”, “Délires”, “Par fil spécial” et “Zonzon Pépette”. Il a quarante-cinq ans quand son premier livre est publié. Les autres suivent, rencontrant un certain succès critique, mais jamais financier. Baillon entreprend alors un ménage à trois calamiteux, puis entretient une relation ambiguë avec sa belle-fille de seize ans qui le mène jusqu’à l’hôpital psychiatrique. Il en ressort avec trois romans : “Un homme si simple”, “Le Perce-oreille du Luxembourg” et “Chalet I”. Pendant quelques années, Baillon se tient tranquille. Mais voilà que débarque Marie de Vivier, une admiratrice elle-même écrivain. Ils échangent des centaines de lettres fiévreuses, tentent de se tuer l’un l’autre, puis l’un et l’autre ensemble, puis l’un et l’autre séparément. Baillon avale finalement une surdose de somnifères et meurt le 10 avril 1932 à Saint-Germain-en-Laye.

© Bérengère Cournut »

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