Mademoiselle de Joncquières

Mademoiselle de Joncquières

Mademoiselle de Joncquières
Film d’Emmanuel Mouret

(Attention divulgâchage)

Je viens de revoir avec délice « Mlle de Joncquières », film d’Emmanuel Mouret, adapté d’un passage de « Jacques le fataliste » de Diderot. Une jolie veuve, Mme de la Pommeraye (Cécile de France) est séduite puis délaissée par le marquis des Arcis (Édouard Baer). Elle organise alors une vengeance démoniaque en présentant au marquis une jeune fille et sa mère, deux femmes issues de la noblesse, mais tombées dans la misère à cause d’un homme volage. Les voilà depuis confites en dévotion. La fille, Mlle de Joncquières (Alice Isaaz), est d’une beauté renversante et le marquis en tombe éperdument amoureux. Il veut la posséder. Mme de la Pommeraye, qui manipule les deux femmes, fait monter les enchères et joue les entremetteuses de sorte que le marquis n’ait qu’une seule solution pour arriver à ses fins : le mariage. Après avoir sacrifié la moitié de sa fortune et vécu l’infernal tourment d’une passion qui ne peut se réaliser autrement que dans l’union sacrée, il finit par céder et épouse la belle. Mme de la Pommeraye dévoile alors son plan retors et diabolique : les deux femmes étaient en fait des prostituées qui ont joué le jeu.

Dans l’ouvrage de Diderot, Mme de la Pommeraye prétend agir au nom de toutes les femmes, plus que par dépit personnel. Son attitude est implacable, mais à la hauteur de la cruauté du marquis qui s’est joué d’elle et de ses sentiments. Elle se veut porte-parole des femmes humiliées et trahies, mais aussi le bras vengeur qui châtiera par l’exemple, le genre masculin dans son ensemble. Emmanuel Mouret a conservé ces paroles dans la bouche de Cécile de France, mais il a totalement détourné la fin de l’histoire au détriment de la cause féministe. Dans sa version, comme dans le livre, le marquis finit par pardonner à sa jeune femme qui est si belle et qui a voulu se suicider, car on l’a forcée à jouer cette comédie dont elle est honteuse. Mais pour le spectateur le film s’achève en « happy end » au profit du marquis (Edouard Baer si sympathique et si émouvant) et une défaite de Mme de la Pommeraye (Cécile de France machiavélique à souhait) qui se retrouve seule alors que son stratagème s’est retourné contre elle. Mouret donne une image éminemment sympathique du marquis qui sort vainqueur de ce duel. Et au final, sa morale serait donc : « Mesdames, ne vous amusez pas à jouer avec les hommes. Même subtiles et intelligentes, vous en sortirez toujours perdantes. »

Au-delà de ce détournement antiféministe, le film est une pure réussite : les acteurs sont sublimes, les décors et les costumes magnifiques, les dialogues ciselés au petit poil. Un véritable chef-d’œuvre cinématographique. Mais comme toutes les belles roses, il a des épines.

J’ai retrouvé le passage où Diderot, à l’inverse de Mouret, prend le parti de Madame de la Pommeray. Comme je suis brave, je vous l’ai recopié :

« Avez-vous un peu réfléchi sur les sacrifices que Mme de La Pommeraye avait faits au marquis ? Je ne vous dirai pas que sa bourse lui avait été ouverte en toute occasion, et que pendant plusieurs années il n’avait eu d’autre maison, d’autre table que la sienne : cela vous ferait hocher de la tête ; mais elle s’était assujettie à toutes ses fantaisies, à tous ses goûts ; pour lui plaire elle avait renversé le plan de sa vie. Elle jouissait de la plus haute considération dans le monde, par la pureté de ses mœurs : et elle s’était rabaissée sur la ligne commune. On dit d’elle, lorsqu’elle eut agréé l’hommage du marquis des Arcis : “Enfin cette merveilleuse Mme de La Pommeraye s’est donc faite comme une d’entre nous…” Elle avait remarqué autour d’elle les souris ironiques ; elle avait entendu les plaisanteries, et souvent elle en avait rougi et baissé les yeux ; elle avait avalé tout le calice de l’amertume préparé aux femmes dont la conduite réglée a fait trop longtemps la satire des mauvaises mœurs de celles qui les entourent ; elle avait supporté tout l’éclat scandaleux par lequel on se venge des imprudentes bégueules qui affichent de l’honnêteté. Elle était vaine ; et elle serait morte de douleur plutôt que de promener dans le monde, après la honte de la vertu abandonnée, le ridicule d’une délaissée. Elle touchait au moment où la perte d’un amant ne se répare plus. Tel était son caractère, que cet événement la condamnait à l’ennui et à la solitude. Un homme en poignarde un autre pour un geste, pour un démenti ; et il ne sera pas permis à une honnête femme perdue, déshonorée, trahie, de jeter le traître entre les bras d’une courtisane ? Ah ! lecteur, vous êtes bien légal dans vos éloges, et bien sévère dans votre blâme. Mais, me direz-vous, c’est plus encore la manière que la chose que je reproche à la marquise. Je ne me fais pas à un ressentiment d’une si longue tenue ; à un tissu de fourberies, de mensonges, qui dure près d’un an. Mais vous pardonnez tout à un premier mouvement ; et je vous dirai que, si le premier mouvement des autres est court, celui de Mme de La Pommeraye et des femmes de son caractère est long. Leur âme reste quelquefois toute leur vie comme au premier moment de l’injure ; et quel inconvénient, quelle injustice y a-t-il à cela ? Je n’y vois que des trahisons moins communes ; et j’approuverais fort une loi qui condamnerait aux courtisanes celui qui aurait séduit et abandonné une honnête femme : l’homme commun aux femmes communes. »

Au passage, le nom de Mlle de Joncquières n’existe pas dans le roman de Diderot. C’est (je suppose) une invention de Mouret. La marquise de Pommeray et le marquis d’Arcis sont bien des personnages du roman dont Mouret a repris beaucoup des répliques sans en changer une virgule. Dans le texte original, a fille et sa mère se font appeler « d’Aisnon », mais leur vrai nom de famille est « Duquênoi ». Cependant force est de reconnaître que « Mlle de Joncquières » sonne bien mieux que Mlle Duquênoi…

jllb

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