Enfin seules
Jeanne Landre et Berthe Mariani
Editions Juven — 1902
En cette fin de 19e siècle, deux anciennes courtisanes, Marcelle Aubry et Laure Toussaint, rangées des voitures et devenues dames patronnesses font connaissance à Charenton, banlieue tranquille où elles résident. Attirées l’une par l’autre au sortir de la messe, elles ne tardent pas à découvrir qu’elles ont en commun un passé sulfureux jalonné d’amants, de maîtresses, de folles soirées, de bijoux consumés et de fortunes envolées dans le Paris du Second Empire, jusqu’à la Troisième République.
Devenues copines comme cochonnes, ces deux luronnes assagies d’apparence s’adonnent aux confidences les plus osées. Et aïe donc ! c’est à qui ira de son anecdote grivoise ou licencieuse. Les voilà qui, pour notre plus grand plaisir de lecteur, se livrent à la surenchère épicée, au bavardage croustillant, à l’historiette scabreuse et au potin audacieux.
Ces commérages n’auraient que peu d’intérêt s’ils étaient inventés. Mais les autrices n’hésitent pas à balancer des noms et, vérification faite, tous leurs papotages sont tirés de la vraie vie parisienne des années 1860 à 1900*. Et elles sont bien placées pour en parler. Berthe Mariani, chanteuse, actrice, compositrice a fait les beaux jours du demi-monde de l’époque. Elle serait née en 1854 et morte en 1911. (J’ai trouvé, sur Retronews, un article disant qu’elle avait 53 ans en 1907, mais ça reste à confirmer.) Elle a beaucoup animé la scène parisienne, et elle était la présidente de l’association des « Rieuses », des jeunes femmes artistes qui se réunissaient chaque mois pour dîner chez Durand, restaurant à la mode, et s’épancher dans le fiel et les cancans. Elle en donne les statuts véridiques dans le roman :
Article premier
Une société dite d’intolérance, ayant pour but de réunir en un banquet mensuel les artistes des théâtres de Paris est créée ce jour.
Article deux
Cette réunion sera dénommée « Réunion des Rieuses » ;
Article trois
Aucun homme, à quelque titre que ce soit, ne pourra en faire partie.
Article quatre
Pendant le cours des dîners mensuels, il est formellement interdit de parler des hommes autrement que pour rappeler leurs défauts…
Berthe avait donc une foule de ragots dans son cabas et la rencontre avec Jeanne Landre, de vingt ans sa cadette, a fait boum ! Jeanne a mis son talent d’écrivaine au service des clabauderies de Berthe et il en est ressorti ce succulent texte qui regorge de ficelles à tirer.
Qui étaient donc ces célébrités (aujourd’hui on dirait « people ») de l’époque, tombées dans les oubliettes de l’Histoire ? Certains noms surnagent comme Cléo de Mérode, Cora Pearl ou Hortense Schneider (surnommée « Le passage des Princes »…), mais d’autres se sont fondus dans les nuages du passé : Céline Montaland, Blanche Pierson, Léonide Leblanc, dites « les trois Grâces de l’art théâtral »…
Et, côté masculin, qu’en est-il d’Arsène Houssaye (pourtant président de la Société des gens de lettres), d’Alphonse Humbert, journaliste et partisan de la Commune, de Charles Monselet, écrivain épicurien, de Paul Bonnetain, auteur d’un livre osé sur la pédérastie, d’Henri Gervex, peintre montmartrois réputé pour séduire ses modèles ? Autant de noms (et bien d’autres) que les autrices jettent en pâture à notre inextinguible curiosité.
Pour pimenter la conversation de ces deux cocottes sur le retour, les autrices ont choisi de les placer dans des camps opposés : Marcelle Aubry est royaliste à tout crin alors que Laure Toussaint est socialiste tendance communarde, ce qui nous vaut quelques beaux échanges qui s’achèveront par une rupture théâtrale et grand-guignolesque entre les deux impétrantes. Autant vous dire que je me suis régalé.
Je vous offre, en bonus, des photos de certains personnages cités dans le livre.
* Entre autres potins, je vous livre celui-ci, à base de calembour impérial. Lors d’une des dernières fêtes des Tuileries, l’impératrice Eugénie apparaît dans une superbe toilette noire, entièrement brodée de jais, traversée par une guirlande de marguerites multicolores. L’empereur lui adresse un compliment auquel elle répond : « Je suis fort aise, Sire, que vous me trouviez belle en jais. » La phrase fit fureur, car à cette époque, Napoléon avait une maîtresse s’appelant « Bellanger »…