Le 30 mai 1896, la grande journaliste Séverine, celle qui fut l’amie du communard Jules Vallès et qui écrivit dans « Le Cri du Peuple », publie dans « Le journal » une violente diatribe contre le saphisme et pour mettre les jeunes filles en garde contre la tentation du lesbianisme. Comme quoi on pouvait être d’avant-garde sur le plan politique et rétrograde sur le plan des mœurs. Le saphisme, très en vogue à la fin du 19e siècle grâce à des personnalités comme l’Américaine Natalie Barney, a pourtant produit des écrivaines et des artistes remarquables, telles que Renée Vivien, Djuna Barnes, Janet Flanner, sans compter Colette. Voici le texte de Séverine :
« Telle qui s’embarque pour Lesbos, par curiosité, défi, snobisme, ne se doute pas que ce bateau-là, sous ses roses vite effeuillées, l’emmène droit vers les abîmes ; vers l’Achéron aux lugubres ondes, aux rives éternellement dévastées.
Et je ne parle même pas au point de vue de la morale […]. Mais parce que nous avons une âme, supérieure à celle de l’animalité obéissant innocemment à son seul instinct, je voudrais démontrer aux incertaines, aux hésitantes, à toutes celles que de pareilles histoires sont susceptibles de troubler, seraient capables d’entraîner, quel en est le péril ; et l’affreux néant ; et la désolation infinie, inévitable, aboutissant au cabanon ou au cercueil !
Elles se sont fermé le paradis des joies permises, des saintes tendresses sans lesquelles il n’est point de durables voluptés. Leur orgueil les réduit à l’apparent dédain de l’aveugle pour la lumière, du sourd pour l’harmonie, de l’enrhumé pour le parfum, du diabétique pour le sucre, et du manchot pour le geste !
Lorsqu’elles ont épuisé le charme de l’étrange, du défendu ; lorsqu’elles se sont bien persuadées, dans une vanité à rebours, qu’elles sont des créatures démoniaques, supérieures au commun des mortels de par la préciosité de leurs goûts, qui les constituent en élite ; lorsqu’elles ont exacerbé leurs nerfs, perverti leurs sens, faussé leur jugement, que leur reste-t-il ? […]
Leur âme, leur pauvre âme, s’emplit d’effroi et de ténèbres. D’avoir méprisé le vœu des cieux, de la terre et des choses, la simple vie des simples, l’union magnifique et sacrée de la force et de la tendresse, voilà que leur cœur est comme un désert que hante seulement le mirage de la passion et du bonheur.
Le jour s’amoindrit, le mirage s’éteint. Elles ont perdu l’estime de soi, sans atteindre jamais à la plénitude de l’oubli — les voilà désorientées, détraquées, à bout de rêves. L’amour se venge des parodies ; le destin l’y aide. Les unes tentent l’évasion dans le suicide ; les autres s’échappent dans la démence ; celles qui demeurent impassibles, debout sur tant de ruines, en sont rendues responsables par la vindicte publique […].
Toi qui me lis, jeunesse, ne t’attardes pas aux vilains rêves ; ne te hausse pas, sur tes petits pieds, pour regarder dans le verger au mauvais renom. Les fruits y sont de cendre, et plus d’un y est mortel ! Suis la voie droite, appuyée au bras de l’ami de ton cœur ! Réfugie-toi contre sa large poitrine, à l’abri de son bras robuste : sois-y blottie comme en un nid !
Telle est la loi, telle est la joie — tel est le vœu du Créateur ! »
L’homme protecteur de la femme sous l’œil de Dieu, le créateur… décidément, Séverine qui se voulait pourtant féministe n’avait pas pris l’entière mesure de l’oppression du patriarcat et de la religion sur les femmes !
(Cet article est inspiré d’une chronique parue dans Retronews. En illustration, quelques tableaux de Toulouse-Lautrec)