En quête de Jack et autres nouvelles

En quête de Jack et autres nouvelles

En quête de Jack et autres nouvelles
China Miéville — Éditions OutreFleuve
Traduit par Nathalie Mège

Les livres sont les reflets de nos structures mentales, bien plus que les paroles que nous pouvons échanger lors de nos conversations. Parce qu’ils en sont le miroir sans contraintes. Les échanges entre individus sont toujours encadrés par des conventions. On peut se parler en mode question/réponse ou en mode « j’ai un truc à te raconter », mais tout cela reste la plupart du temps dans des zones de confort bien délimitées (pas toujours, c’est vrai, mais le plus souvent). Avec l’écriture, tout est permis. Et c’est intéressant parce qu’elle permet de dévoiler tout ou partie de l’âme de l’auteur libérée des carcans du formalisme. Mais attention : cette libération ne fonctionne pas pour tous les écrivains. Certains — beaucoup — restent dans le schéma classique d’un récit structuré conventionnel (qui peut s’avérer passionnant), mais qui ne révèle pas grand-chose des profondeurs de leur âme.

Inclassable…
Avec China Miéville c’est le contraire. On m’a fait découvrir cet auteur britannique à succès que je ne connaissais pas. Inclassable, il se coule dans différents styles. Il est un peu le « Rimbaud » de la Science-Fiction, le « Le Clézio » de l’imaginaire, le « Magritte » du récit, le « Lovecraft » du mouvement punk, le « Faulkner » du polar. Les Anglo-saxons qualifient son écriture de « weird » (bizarre) et ce recueil de quatorze nouvelles est l’occasion d’en découvrir les facettes.

Un peu de Rimbaud…
Je le compare à Rimbaud, car parfois ses mots, ses phrases sont incompréhensibles, mais pourtant porteurs d’impressions. C’est le cas dans la première nouvelle, « En quête de Jack » dans laquelle il nous décrit un homme à la recherche de son ami (ou amant ?) dans un Londres soumis à un mystérieux et lent cataclysme qu’il qualifie « d’entropie floue ». Des êtres étranges planent sur la ville. Des Londoniens disparaissent, on ne sait trop comment et à la recherche de Jack le héros s’expose à disparaître lui-même. Londres étant une capitale souvent brumeuse, elle est le cadre idéal pour cette histoire qui ne l’est pas moins, mais qui laisse un joli parfum de mystère et de flou en mémoire, comme un tableau de Turner. Voici deux exemples rimbaldiens issus de ce texte : « On me convoque, sur fond des inepties organiques des êtres volants et des chuchotis plus constants des jeunes détritus charriés par le vent » ou encore : « Une très lente épiphanie enflait sous la peau de la nuit. »…

Un peu de Le Clézio et de Magritte…
Je le compare à Le Clézio, car il aime déstructurer le récit en jouant sur la typographie. Ainsi dans la nouvelle intitulée « De certains événements », il se met en scène lui-même recevant un singulier dossier d’urbanisme destiné à un autre, contenant des lettres et des rapports qu’il nous livre dans leur intégralité : missives manuscrites, courriers tapés à la machine, rapports tronqués avec leurs références techniques. Le Clézio a utilisé ce procédé dans « Les Géants », insérant des pages de papier calque imprimées à l’intérieur de son roman. Je le compare à Magritte, car dans cette même nouvelle, il évoque une sorte de rébellion des rues de villes qui dotées de leur propre personnalité, s’ingénient à disparaître et à réapparaître ailleurs, ou bien à changer l’ordonnancement de leurs façades : un peu comme un tableau surréaliste montrant une photo d’immeubles et sous-titrée : « Ceci n’est pas une rue ».

Un chouïa de Lovecraft
Je le compare à Lovecraft par sa capacité à faire planer le mystère sans en dévoiler l’essence. Dans « Fondations » un spécialiste est chargé de vérifier la solidité des immeubles. Mais ceux-ci sont construits sur des fondations constituées de corps d’humains disparus qu’on ne voit jamais et dont on ne sait s’ils sont vivants. Le héros porte sur lui la culpabilité de ce malheur enfoui dont il doit se détacher par le biais d’un sacrifice. C’est très Lovecraftien, mais c’est aussi inspiré d’une terrible réalité évoquée par l’auteur en fin d’ouvrage : « L’armée américaine a effectivement enterré vivants des soldats irakiens au moyen de tanks spécialement équipés ».

Une dose de Faulkner…
Je le compare à Faulkner dans sa capacité à créer des atmosphères où l’ambiance l’emporte sur le récit, mais aussi dans sa faculté à dénoncer des tares sociales : le racisme pour Faulkner, la société de consommation pour Miéville (dans les nouvelles « La piscine à balles » ou « De saison »).

À noter que le recueil intègre une bande dessinée d’une dizaine de pages, placée entre deux textes, d’assez mauvaise qualité et globalement incompréhensible.

Le recueil s’achève sur un mini roman intitulé « Le tain » construit sur une idée très originale : les doubles de nos miroirs prennent un jour leur autonomie, franchissent le tain de la glace pour pénétrer dans notre monde et le vampiriser… (Les vampires sont très à la mode).

Sa propre originalité tout de même
Au final, voici un recueil vraiment très original et d’une grande inventivité. J’ai beaucoup apprécié ce livre même si son côté sombre laisse peu de place au relationnel et aux sentiments. Ne venez pas ici chercher des histoires d’amour, mais cela ne vous empêchera pas « d’aimer » la littérature de China Miéville. D’ailleurs j’ai pu remarquer, sur les réseaux sociaux, qu’il possédait déjà un « fan group » d’inconditionnels.

Un coup de chapeau à la traductrice, Nathalie Mège qui a réussi le tour de force d’adapter ce texte à la langue française. Certains passages ne sont pas évidents. Un peu comme si on demandait à Boris Vian de traduire Céline en anglais. Le vocabulaire de Miéville est parfois recherché : « les déplacements péristaltiques », « L’herméneutique » etc. Et à propos de ce dernier mot qui signifie « l’interprétation des textes sacrés », on pourrait fort bien l’appliquer à sa prose.

jllb