Gabriële
Anne & Claire Berest
Livre de poche
Anne et Claire Berest sont les arrière-petites-filles de Gabriële Buffet qui fut l’épouse du peintre Francis Picabia. Ce n’est que sur le tard qu’elles eurent connaissance de cette branche de la famille. Gabriële et Picabia ont eu quatre enfants dont ils se sont peu occupés. Le quatrième, Lorenzo, décida de porter le prénom de Vicente. Il eut une fille, Lélia, la mère d’Anne et Claire. Mais Vicente se suicida à l’âge de 27 ans de sorte que Lélia ne connut jamais son père et qu’elle ne parla jamais de leur grand-père à ses filles Anne et Claire.
Férues de littérature, les deux sœurs ont décidé de réhabiliter la mémoire de leur arrière-grand-mère, Gabriële et nous font revivre la fabuleuse et très originale histoire d’amour qui a lié Gabriële Buffet (1884-1985, elle a vécu 104 ans !) et Francis Picabia (1879-1953). Adolescente, Gabriële est une fille intellectuelle, indépendante et passionnée de musique. Contre l’avis de ses parents, elle entre à la Schola Cantorum, apprend la composition musicale puis, toujours contre l’avis familial, poursuit ses études à Berlin où elle fait la connaissance d’Edgard Varese (sans devenir sa maîtresse). De retour à Paris, elle rencontre le peintre espagnol Francis Picabia. Pour lui, elle va lâcher ses études. Leur relation est d’abord basée sur d’intenses et passionnées discussions autour de l’art. Elle influence fortement Picabia et l’aide à accoucher d’un nouveau style de peinture, le cubisme, qu’elle va théoriser. Deux personnages s’agrègent à leur couple : Marcel Duchamp et Guillaume Apollinaire. Picabia est riche et fantasque. Il a perdu sa mère très tôt et pour le consoler, son père lui a acheté une petite voiture mécanique. Objet de transfert, il passera sa vie à s’offrir les plus belles automobiles. Tel un gamin, Picabia entraîne souvent son entourage dans de folles équipées décidées sur un coup de tête. Gabriële qui le suit partout ne cesse de penser « art » et de l’encourager à chercher des voies nouvelles d’expression artistique. Elle veut lier peinture et musique. Elle est ouverte à tout ce qui est nouveau. Elle est sensible à l’imagination débridée de Duchamp et à la poésie d’Apollinaire. Accompagné de Duchamp, le couple part exposer aux États-Unis. L’Amérique leur réserve un accueil grandiose et un triomphe sans précédent. Les voilà couverts de gloire et d’argent. Et comme Gabriële est la seule à parler un anglais « fluent », c’est elle qui s’exprime dans les journaux et explique la démarche artistique de ses amis. Puis la guerre éclate en Europe. Picabia se débrouille pour éviter d’être envoyé au front. Il voyage : Cuba, Pérou, Espagne… Avec ou sans Gabriële. Il multiplie les maîtresses sans jamais quitter vraiment sa femme dont il a sans cesse besoin pour l’aiguillonner… jusqu’au jour où il rencontre Germaine Everling. Gabriële est déjà mère de trois enfants et enceinte du quatrième. Elle propose une forme de ménage à trois. Les enfants sont la plupart du temps en pension en Suisse ou chez leurs grands-parents. Emportés par la tourmente bouillonnante de l’art et de l’argent, Francis et Gabriële n’ont pas le temps de s’occuper d’eux. Mais la folle passion n’est plus là. Le trio se disloque, comme s’était disloqué le trio Picabia-Duchamp-Apollinaire. Marcel Duchamp qui, de longue date, était amoureux de Gabriële vivra quelque temps avec elle aux États-Unis, après qu’elle se sera séparée de Picabia.
Le portrait très documenté qu’Anne et Claire Berest dressent de leur arrière-grand-mère est passionnant et sans concession. On ressent toute l’admiration qu’elles ont pour cette femme engagée, militante de l’art, indépendante et libre. Mais on ressent aussi l’amertume des arrière-petites-filles que Gabriële aurait pu connaître — elle est morte en 1985, Anne est née en 1979 et Claire en 198 — mais auxquelles elle ne s’est jamais intéressée. Gabriële se fichait de sa notoriété personnelle, des conventions, de la morale, de la famille et de l’argent. Elle est morte sans un sou et sans le moindre tableau de Picabia, ayant tout distribué autour d’elle. Ce livre nous fait revivre cette période intense où ceux qui allaient devenir des géants de l’art et qui n’étaient encore que peu connus s’affrontaient dans les galeries, dans les journaux et dans les salles de vente : Picasso, Braque, Picabia, Duchamp et d’autres… On regrettera que ce portrait s’arrête avec la séparation de Francis et Gabriële. On aurait aimé en savoir plus sur la fin de sa vie qui n’est qu’effleurée par les auteures…