Le dossier Sunsiaré de Larcône

Le dossier Sunsiaré de Larcône

Comme d’habitude, tout commence par quelques lignes qui excitent ma curiosité. Je tire un fil et toute la pelote vient avec. Dans son excellent livre, Mes vies secrètes, Dominique Bona raconte sa vie de biographe et parle de toutes les personnalités du monde littéraire qu’elle a croisées ou interrogées lors de ses enquêtes. Elle dresse un portrait assez tendre de Simone Gallimard, toujours chic dans des tailleurs d’Yves Saint-Laurent, en soie ou en très fin lainage. On lui prêtait, dit-elle, des liaisons qu’elle n’avait peut-être pas eues. Façon détournée d’en parler sans prendre de risque. « Une surtout, brève et déjà ancienne, avec Roger Nimier. La mort de l’écrivain y avait mis fin. Il s’était tué en voiture en compagnie de la mystérieuse Sunsiaré de Larcône. »

Bien évidemment, cette dernière phrase met le feu aux poudres de mon tonneau de curiosité, toujours prêt à exploser au fond de mon arsenal personnel. « Sunsiaré de Larcône » ! Mais d’où sort ce patronyme ? Qui est cette fille ? Aussitôt je me mets en recherche, façon truffier, et je m’aperçois rapidement qu’un certain Lucien d’Azay est passé avant moi. Il a déjà écrit la biographie de la jeune femme : À la recherche de Sunsiaré — Une vie. Soit. « Lucien d’Azay », donc, qui est cet auteur ? J’imagine un vieux birbe noble qui s’est penché (peut-être) sur son arbre généalogique dont l’une des branches pouvait porter ladite demoiselle de Larcône. Il ne faut pas toujours se fier à ses premières intuitions. J’avais tout faux.

Un faux vieux
Pour m’en apercevoir, je fais l’acquisition de son livre, hors commerce depuis longtemps, et qui ne court pas les sites de librairies anciennes ni ceux des enchères en ligne. Bref, je finis par en dégoter un exemplaire et je me plonge avidement dans sa lecture. J’apprends d’emblée (4e de couverture) que Lucien d’Azay n’est pas le vieux tromblon que j’imaginais. C’est au contraire un romancier aujourd’hui âgé de 55 ans (il est né en 1966) et qui n’avait que 39 ans lorsqu’il a publié son enquête chez Gallimard. Une enquête ? Pas tout à fait. Il mêle à ses recherches sa vie personnelle sous la forme d’une romance qu’il entretient avec une jeune Allemande, renommée Esther (pour ne pas dévoiler sa véritable identité) en qui il entrevoit parfois le double de Sunsiaré. Subtile comme idée.

Tout commence par la fin
Mais commençons par la fin. Le 29 septembre 1962, à Garches, une Aston-Martin GT sort de la route à plus de 200 à l’heure. Elle fauche plusieurs bornes et va s’encastrer contre un arbre. À son bord, deux écrivains. L’un est Roger Nimier, une étoile montante du milieu littéraire. Il a 36 ans et il est considéré comme le chef de file du mouvement des Hussards (nom inspiré de son roman Le Hussard Bleu) : des auteurs « antisartriens », plutôt revendiqués de droite (voire extrême), au style percutant, aux phrases courtes, au langage souvent châtié. À ses côtés une jeune femme de 27 ans, Sunsiaré de Larcône, dont le premier roman, La messagère, sortira une semaine plus tard chez Gallimard.

Le Mythe est né
27 ans ! La voilà donc bien avant l’heure intégrée au club mythique des « 27 », ceux que la mort a fauchés en plein succès : Brian Jones, Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison, Kurt Cobain, Amy Winehouse. On comprend que Lucien d’Azay ait vibré. D’autant que lorsque son propre récit biographique commence, le hasard lui fait rencontrer Julien Gracq, qui a bien connu Sunsiaré et avec qui il a échangé une très intéressante correspondance. Il lui parle d’elle et, assez rapidement, on saisit qu’elle était exaltée et en quête d’absolu. Un peu fondue, en quelque sorte.

De Rambervillers à l’Algérie
Pourtant rien ne prédestinait la jeune fille à pénétrer le monde assez fermé des lettres parisiennes. Elle est née à Rambervillers dans les Vosges en 1935, et son véritable nom est Suzy Durupt. L’énigme s’épaissit. Un père mécano et une mère coiffeuse qui se séparent assez vite. Suzy suit sa mère en Algérie où celle-ci refait sa vie avec un certain Larcone. Sa jeunesse est plutôt heureuse, elle paraît épanouie, mais veut regagner la France. C’est une jolie fille blonde qui rêve d’idéal. À seize ans, sa mère prend le parti de la renvoyer dans les Vosges, mais Suzy en décide autrement. Elle s’est fait sur le bateau des amis haut placés, proches du président de la République, René Coty. Elle change de destination et de train et file s’installer à Paris. Comment fait-elle pour vivre les premières années à la capitale ? Mystère et boule de gomme. On lui prête des parrains qui l’aident à se loger et à profiter d’un certain luxe. Elle devient mannequin chez Boussac et Balenciaga. On la courtise, c’est sûr. Tout roule pour elle.

Écrire
Pourtant son ambition est ailleurs. Elle veut écrire et fait le siège des quelques auteurs dont elle admire la littérature, en particulier Raymond Abellio, romancier et philosophe assez abscons dont l’œuvre métaphysique la subjugue : plus c’est dur à lire, plus elle aime. Elle devient l’une de ses disciples. Mais son rôle ne se borne pas à admirer. Elle veut influer sur la vie des hommes. Elle se fait désormais appeler Sunsiaré de Larcône : un prénom indien qu’elle a astucieusement choisi auquel elle a accolé le nom de son beau-père, affublé d’une particule et d’un accent circonflexe (c’est joliment trouvé). Elle se sent investie d’une mission, pour conseiller, voire exiger le meilleur de ceux qu’elle rencontre et à qui elle envoie des lettres incroyables, quel que soit leur rang dans l’échelle littéraire. Gonflée, elle ose tout. Elle pense qu’elle peut, qu’elle doit, les aider à atteindre un niveau supérieur. Elle en devient insistante, parfois un peu effrayante et certains commencent à prendre leurs distances. Mais elle sait rebondir. Elle use de son charme, de son cerveau, de tout ce qu’elle peut mettre en œuvre pour parvenir à ses fins. Lucien d’Azay raconte très bien les relations de Sunsiaré avec avec le haut du panier de crabes littéraire et c’est passionnant.

Une vie de famille
Parallèlement, elle s’est mariée avec un homme qu’elle aime et admire : le séduisant Ariel Casalis des Baux, avec qui elle a un fils, Caryl. Cependant, cette situation de famille n’entrave nullement sa liberté. A-t-elle des amants ? Lucien d’Azay n’est pas affirmatif, mais le laisse entendre. En tout cas, Ariel sera le prénom du héros de son seul roman : La Messagère. Mais alors, si elle était heureuse en ménage, quelle relation entretenait-elle avec Roger Nimier ? Purement intellectuelle ? Philosophique ? (Nimier avait reçu le premier accessit au Concours Générale en philo…) Et d’ailleurs qui conduisait la voiture le soir de l’accident ? Elle ou lui ? Nul ne le sait, en tout cas personne ne le dit. Il se peut que Sunsiaré ait été au volant. Elle aimait le danger, elle aimait jouer avec sa vie.

Roger et Marie Nimier
Pour comprendre un peu mieux, impossible de faire l’impasse sur la personnalité de Roger Nimier, dont je n’avais jamais lu aucun livre. J’avoue que Le Hussard bleu m’est tombé des mains. L’écriture est nerveuse et rapide, ça se lit facilement. On suit tous les personnages d’un régiment de Hussards (y compris une femme), vus de l’intérieur. Chacun devient tour à tour le narrateur de sa propre histoire. Mais le roman met mal à l’aise. Je n’y ai ressenti aucune empathie pour le genre humain, pas de bienveillance. Dans la foulée, j’ai lu le livre que Marie Nimier, sa fille a consacré à son père. Elle avait cinq ans lorsqu’il s’est tué. Il l’appelait « la reine du silence ». Ce qu’elle dit de lui est complexe. Un enchevêtrement de sentiments partagés. Elle voudrait l’aimer, mais ne peut oublier la façon dont il traitait son petit frère, et ce revolver qu’il avait mis sur la tempe de l’enfant (pourquoi ? Pour jouer ? Pour lui faire peur ? Pour se faire peur ?), la façon dont il traitait sa mère. Bref, un personnage certes brillant, mais franchement détestable. Lui aussi brûlait sa vie, comme Sunsiaré. Ils étaient faits pour se rencontrer, pas forcément pour s’entendre si leur relation avait duré, on ne le saura jamais…

La messagère
L’unique roman de Sunsiaré de Larcône est quasiment introuvable. En tout cas dans sa version originale de 1962. J’en ai vu un exemplaire sur eBay au tarif exorbitant de 1200 €. Tombant sur une copie à 50 € (déjà chère) je l’ai tout de même achetée, parce que je n’imaginais pas avoir parcouru tout ce chemin pour ne rien lire d’elle au final. C’eût été comme parcourir une bio de Céline sans ouvrir Voyage au bout de la nuit. Sauf que, Sunsiaré n’est pas Céline, loin de là. Mais il fallait que je sache ce que valait sa prose (au sens littéraire et pas littéral).

Surprise, l’édition qui m’arrive par la poste date de 2005. Gallimard en a retiré quelques exemplaires à l’occasion de la sortie du livre de Lucien d’Azay, pensant qu’il aiderait à en vendre. Mais même cette édition est difficile à trouver et donc ce nouveau tirage a dû être limité. Bon, je l’ai entre les mains et je lis : déception, c’est très mauvais (à mon goût). En fait, la biographie de d’Azay, (dont Olivier Barrot parle avec énormément de talent ici https://dai.ly/xf29wo) est bien meilleure que le roman de Sunsiaré. Sa qualité littéraire est très largement supérieure. Étonnante situation dans laquelle le biographe dépasse de loin l’auteur dont il retrace la vie.

Mais vous voulez en savoir un peu plus, c’est normal. La messagère, donc, est un conte pour enfants raconté aux adultes (ou un conte pour adultes raconté comme une enfant). Je vous en bâille un condensé rapide : Isolde Fedorani, jeune fille étrange, peut-être une fée, possède un pouvoir sur les hommes. Elle est à la recherche de son prince charmant, Ariel d’Aprovanbaux, superbe et ténébreux. Il fuit la compagnie de ses congénères qu’il méprise. Mais Isolde, telle la dresseuse de mustang, saura le retrouver et faire de lui un homme fier et heureux (et son amant, par la même occasion). Le tout se passe dans des lieux magnifiques et irréels : le château d’Erlondas, la forteresse des Harceaux, le palais de Cardhessa. Comme Sunsiaré, Isolde est en quête d’absolu, ce qui nous vaut des phrases, euh… qui en disent long sur pas grand-chose, mais dans lesquelles on retrouve des traits de son caractère, jugez vous-mêmes : « Va selon ton instinct et ce que te dit ton âme, toujours tout au long de ta vie ; obéis à ta voix intérieure, celle-là seule qui ne trompe jamais », « Ariel était sauvage et recherchait le danger », « Je ne dis jamais qui je suis, c’est plus amusant de voir bouillonner l’imagination des curieux, des mesquins », « Elle voulait prouver à l’homme sa valeur, son pouvoir immense, et lui demandait de se dépouiller de tout pour retrouver son essence propre : la liberté. » (J’ai extrait la quintessence de sa pensée).

Isolde, comme Sunsiaré, recherche la pureté. En exergue, elle cite Hegel : « La main qui inflige la blessure est aussi celle qui la guérit », et Nietzsche : « Ne sais-tu pas quel est celui dont tous ont le plus besoin : celui qui ordonne de grandes choses. » Voilà qui est bien pompeux, dans le sens de l’Art Pompier. Ces notions de pureté, de pouvoir absolu, de beauté de la race (tous les Aprovanbaux sont merveilleux), de mépris des humains qui ne sont pas du cercle des élus, toute cette quincaillerie… ça n’évoque rien pour vous ? Pour moi, ce n’est pas sans rappeler l’idéal nazi. Sunsiaré était-elle donc fasciste sans le savoir ? Sans doute pas d’une façon politique, mais certainement par une forme d’idéologie excluante, et, de plus, dénuée de qualité littéraire. Lucien d’Azay dont, je le répète, la biographie est excellente, ne se pose pas cette question. Dommage, car il a bien potassé son sujet et j’aurais aimé en savoir un peu plus, mettre le doigt là où ça fait mal, mais où il faut le faire tout de même pour démêler l’écheveau. Peut-être est-il aveuglé par le mythe Sunsiaré, par sa beauté à tout jamais disparue ? Ah sa beauté ! Envoûtante, la jeune fille dont il reste peu de photos ! D’ailleurs d’Azay ne cesse de chercher des traces d’elle. Et il finit par en trouver. Dans les années cinquante, Jean-Paul Rappeneau (oui oui, celui de Cyrano de Bergerac et de tant d’autres chefs-d’œuvre) a embauché Sunsiaré lors du tournage d’un film promotionnel pour le paquebot Liberté. Un tout petit rôle de rien du tout, mais elle parle. Non ? Si ! Et on peut voir ça quelque part ? Suspense.

Un petit film de quinze minutes
Oui ! Ce petit film promotionnel se trouve encore sur YouTube. (La vidéo est là : https://www.youtube.com/watch?v=LPVsJDjFOxk). À 11 minutes et 52 secondes, Sunsiaré apparaît ! On voit d’abord son cou, orné d’un collier. Ses cheveux blonds sur ses épaules, son menton, sa bouche et son rouge à lèvres. Puis un Américain l’aborde. La scène dure une trentaine de secondes, pas plus. Elle dit en tout et pour tout deux phrases : « Mais comment le savez-vous ? » et « Écoutez, je ne comprends rien à votre histoire… » Voilà ce qui nous reste sur la pellicule du mystère Sunsiaré. Elles sont amusantes ces deux phrases. Vous pourriez me les poser à propos de Sunsiaré, et je vous inviterai à relire cet article depuis le début.

Le poids des mots, le choc des photos
Avant de refermer ce petit dossier, j’ajoute que, suite à l’accident, Paris Match du 6 octobre 1962 a réservé six pages au couple Nimier/Sunsiaré. J’en ai trouvé un exemplaire sur eBay. Une double page montre les corps des accidentés à la morgue. On aperçoit seulement leurs visages, ils sont recouverts chacun d’un linceul. Il fallait être gonflé pour faire une telle photo et encore plus pour la publier. Le poids des photos, le choc des photos, sans s’encombrer de principes moraux. Puis, deux pages sont consacrées à Roger Nimier et deux à Sunsiaré. En couverture de ce Paris Match, on voit une photo de Jean-Paul Belmondo roulant à 200 à l’heure dans sa Ferrari rouge, un sourire béat aux lèvres. « Jean-Paul Belmondo à 200 à l’heure sur sa Ferrari 250 GT, photo prise par François Pagès à bord de l’avion de Match piloté par notre reporter Raphaël Tarnowksy » dit le journal. Et cet autre titre qui laisse rêveur : « Femmes jeunes, c’est votre salon de l’auto »…

Adios Sunsiaré de Larcône
Vivre vite, vivre dangereusement, vivre à fond, laisser une traînée fumante derrière soi après avoir brillé comme une étoile filante, ainsi Sunsiaré est-elle entrée dans ma vie et va-t-elle en ressortir assez vite. Mais son souvenir perdurera dans ma mémoire comme la fragrance d’un parfum que son nom d’emprunt évoque à tout jamais.

jllb

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