Les tendres ménages

Les tendres ménages

Les tendres ménages
P.-J. Toulet

Je vous ai récemment fait part du peu de sympathie que m’inspirait Paul-Jean Toulet (1867-1920), dandy alcoolique, opiomane, cocaïnomane, anti-démocrate, antisémite, anti-dreyfusard, proche de l’Action française et des Camelots du roi (tout ça, tout ça…). Et pourtant ce garçon avait une plume en or et ce roman, « Les tendres ménages » est une perle d’humour et de style que je porte au panthéon de mes lectures d’exception. Et si le sujet en reste un tant soit peu banal, le traitement qu’il en fait sublime la chose littéraire. J’ai beaucoup ri. Son esprit subtil et ses tournures de phrases m’ont carrément emporté.

Un jeune couple d’aristos part en voyage de noces à Biarritz et Paris. Ils se laissent embarquer dans une folle bringue par un autre couple d’amis dont la femme va prendre un plaisir pervers à les plonger dans le monde de l’adultère. Au départ, c’est du Feydeau, à l’arrivée c’est totalement inclassable, mais particulièrement jouissif.

Je vous présente les impétrants et la trame. « Sylvère Noël de Ribes » est le nom de la jeune mariée. Elle épouse le fringant baron « Antoine de Mariolles-Sainte-Mary » qui, après la nuit de noces, lui fait remarquer qu’elle porte un prénom masculin :

« — Sylvère, c’est un nom d’homme, non ?

L’oreille de Mariolles se trouve par hasard, tout près de la bouche de Sylvère :

— Il me semble, lui dit-elle, presque bas, que vous ne m’avez pas beaucoup traitée en homme jusqu’ici. »

Les voilà à bord du train pour Biarritz dans lequel Mariolles retrouve une connaissance : le comte Cristobal San Buscar, un mexicain richissime marié à une Américaine totalement excentrique, « Imogène Harryfellow ». Le quatuor s’amuse à Biarritz et Imogène commence à jeter son dévolu sur Mariolles suscitant un poil de jalousie de la part de Sylvère, encore jeune et innocente. Puis c’est le départ pour la capitale, les grands hôtels, la tournée des duchesses en victoria (cabriolet hippomobile qui servait de taxi dans les années 1900). Toulet nous balade avec maestria dans ce Paris noctambule qu’il connaît comme sa poche et dont il a écumé tous les lieux de débauche et les débits de boisson. San Buscar fricote avec ce qui lui tombe sous la main pendant qu’Imogène achève de conquérir Mariolles à la barbe de Sylvère. Celle-ci, désespérée, écrit à sa mère pour lui demander conseil. Elle lui répond dans une lettre assez cash dont je vous livre quelques extraits :

« Il me semble que beaucoup de choses ont changé depuis ma jeunesse, que les deux sexes sont maintenant de plain-pied, en sorte qu’il y a aujourd’hui deux maris, pour ainsi dire, par ménage, et que la responsabilité des hommes a diminué avec leur pouvoir. Mais on ne leur en veut pas tenir compte, au contraire ; et toi-même, que je n’aurais songé guère à accuser d’esprit moderne, je te vois plus irritée contre ton mari qu’envers cette Mme San Buscar, pour qui il perce même à travers ta lettre une bizarre sympathie. Et je sens bien que jadis, c’est le mari qu’on aurait pardonné le plus facilement. Par contre, ma chère enfant, et quoique ce ne soit pas à moi de te reprocher une innocence aussi repliée, comment se peut-il que tu aies vécu jusqu’à ton propre mariage, sans t’apercevoir que les épouses sont partout et toujours trompées ? [] Au reste, quand je dis que les femmes sont trompées, ce n’est pas, pour la plupart, qu’elles l’ignorent, et ce n’est pas non plus qu’elles pardonnent par un effort du cœur. Mais la vie, peu à peu, les a mises dans cet heureux état d’indifférence où l’on prend les choses comme elles viennent et surtout comme elles ne viennent pas. [] Mais veux-tu que je te dise le grand secret du mariage ? C’est que la tendresse des époux n’y est qu’un moyen passager, quelque chose comme le luxe des fleurs du vestibule chez les gens qui reçoivent ; et, pour les femmes, au moins, le seul bonheur solide, tout ce qui rend la vie de ménage douce et sacrée, ce n’est pas le mari, c’est l’enfant. »

Nonobstant cette cynique vision du couple que Toulet met habilement en scène dans les propos de sa mère, Sylvère décide d’employer les grands moyens et de faire procéder au constat d’adultère, accompagnée d’un commissaire de police et du comte San-Buscar qu’elle a tiré du lit de sa propre maîtresse. Ce qui nous vaut une scène épique écrite de main de maître où humour, cynisme et profondeur cohabitent dans un joyeux méli-mélo. Ce Toulet est vraiment très fort.

Pour le fun, j’ajoute qu’Imogène San-Buscar est affublée d’un frère totalement déjanté, Lord Gédéon Harryfellow avec qui elle entretient une liaison incestueuse passionnée qui renforce encore l’imbroglio des sentiments. Le roman, très habilement construit, alterne récit aux multiples rebondissements et courriers que les protagonistes s’échangent. Ces lettres sont de vraies perles de cruauté et l’auteur n’a pas son pareil pour mettre les âmes à nues. Bref, derrière l’apparente légèreté des êtres et du récit, on est dans la vraie grande littérature. Pour moi, c’est un roman incontournable.

Paul-Jean Toulet
jllb