Lettres Volées — Roman d’aujourd’hui

Lettres Volées — Roman d’aujourd’hui

Lettres Volées — Roman d’aujourd’hui
Robert d’Humières
Éditions Eros Onyx

Robert d’Humières est presque totalement oublié de nos jours. Je dis « presque », car deux éditeurs, Yvan Quintin et Pierre Lacroix*, ont eu la bonne idée de rééditer son roman phare « Lettres volées — roman d’aujourd’hui ». À dire vrai, Robert d’Humières (1868-1915) n’a publié qu’un seul roman de son vivant. Un autre a paru à titre posthume : « Le livre de la Beauté ». Il a cependant écrit plusieurs essais, des poèmes et il est surtout connu pour avoir traduit de grandes œuvres : celles de Rudyard Kipling (« Le livre de la jungle », « La plus belle histoire du monde », « L’homme qui voulut être roi », « Les bâtisseurs de pont »), de Joseph Conrad (« Le Nègre du Narcisse »), de Lewis Wallace (« Ben Hur »), de Leopold Kampf (« Le grand soir ») et de Matthew Barrie (« Margaret Ogilvy »).

La vie de Robert d’Humières est intelligemment présentée dans une préface d’une vingtaine de pages, solidement documentée et rédigée par Alain Stoeffler. On y apprend l’essentiel du parcours de cet aristocrate élégant, coincé entre tradition et modernité, entre devoir et pulsion de liberté, entre morale et instinct. Pour une fois, je parlerai de son roman en fin d’article, car il est aussi intéressant de présenter l’auteur que de lire sa prose. (Mais si vous êtes pressés, sautez directement au dernier paragraphe).

Robert D’Humières côté face
Sorti de Saint-Cyr (dans les derniers) en 1889, d’Humières ne prise pas la carrière militaire. Il est féru de littérature et passionné par les voyages. Il démissionne de l’armée en 1892, tout en restant de réserve, et entreprend plusieurs voyages : Algérie, Tunisie, Égypte, Italie, Grèce, Allemagne, Angleterre… Puis, en 1898 il se rend en Inde où il séjourne deux ans et entreprend ses premières traductions. De retour en France, il épouse sa cousine, Marie Henriette Jeanne de Dampierre avec qui il aura trois enfants.

En octobre 1907, il obtient la direction artistique du théâtre des Batignolles qu’il rebaptise Théâtre des Arts. Il y fait jouer certaines pièces écrites de sa main ou adaptées d’auteurs étrangers et ouvre la scène à ses amis, dont Colette.

En 1914, bien qu’ayant passé l’âge d’être appelé, d’Humières s’engage et compte tenu de son expérience il est rapidement affecté au service de l’armée britannique dans le nord de la France pour accueillir les troupes indiennes qui participent au conflit. Mais les Anglais le renvoient vers l’armée française et il meurt au front, en héros, le 27 avril 1915, à Lizerne, lors de la seconde bataille d’Ypres.

Robert D’Humières côté pile
Aristocrate, d’Humières se devait de faire vivre son nom. Mais tout en lui le poussait vers les garçons. Son mariage fut donc un mariage de raison et non pas d’amour. Cependant, il n’avoua jamais clairement son homosexualité et il détestait ceux de son époque qui s’affichaient librement, voire de façon éhontée à son goût : Jean Lorrain, ou Robert de Montesquiou ne furent pas ses amis. D’Humières eut-il des relations sexuelles avec de jeunes garçons en Inde ? C’est probable. En tout cas, durant son affectation pendant la guerre, il aurait cédé à la tentation en se retrouvant en présence de jeunes soldats hindous. Simple tentative de séduction ou bien a-t-il été surpris en fâcheuse posture ? Le fait est que le motif de son renvoi par les Anglais serait dû à son homosexualité. Atteint dans son honneur, sous l’épée de Damoclès d’un scandale au grand jour, d’Humières qui n’aimait rien tant que la discrétion, n’aurait eu d’autre solution que de mourir au front. En héros. Sa fin serait un suicide.

D’Humières et Colette
Dans la période d’avant-guerre, il entretint avec Colette une véritable amitié et la sensuelle Bourguignonne ne tarda pas à percer son secret. D’où un échange de courrier fourni entre ces deux personnalités raffinées et romanesques. L’intelligence de Colette, son caractère de chatte tour à tour câline ou griffeuse s’harmonisait parfaitement avec la sensibilité de d’Humières. Ils furent d’ailleurs voisins quelques années, partageant leur amour de la nature et des animaux, mais rien ne fut consommé entre eux. Colette s’amusait à lui présenter des « créatures ». Dans leurs échanges épistolaires, rien n’est clairement énoncé. Il faut lire entre les lignes. C’est à la fois subtil et passionnant sur le plan humain et littéraire. D’où l’intérêt des 28 lettres inédites de Robert d’Humières à Colette qui suivent son texte original et d’une fine analyse en deux temps, l’une écrite par Yvan Quintin, l’autre par Pierre Lacroix. La première décortique le roman, le recadre au regard de l’époque, de ses valeurs, de ses travers, en particulier l’antisémitisme et la mort lente d’une certaine aristocratie. La seconde revient plus en détail sur les parallèles et les liens à établir entre les œuvres de Proust, celle de Colette et celle de d’Humières.

Lettres volées — Roman d’aujourd’hui
L’originalité du roman tient d’abord dans sa construction. Il s’agit d’un ensemble de courriers que les personnages s’envoient les uns aux autres et par le biais desquels on peut suivre plusieurs intrigues se nouer et se dénouer. La principale étant celle-ci : le jeune comte Robert de Kerolim est à marier. Plusieurs personnes de son entourage (sa mère et le révérend père Truc en particulier) souhaiteraient le voir épouser Jésusa Knupf, jeune fille issue d’une bonne famille de banquiers juifs, elle-même récemment convertie au catholicisme. Mais Kérolim est amoureux de la marquise de Glamour qui est la maîtresse du père de Jésusa. Ladite marquise, flattée de plaire à un si charmant jeune homme s’accroche à ses rêves d’amours et d’illusions passées. (Le lecteur aussi doit s’accrocher au début, mais on se laisse vite prendre).

Jésusa n’est pas éprise de Kérolim mais pourrait dans une union de façade avec lui gagner une liberté d’agir qu’elle ne possède pas en tant que jeune fille. Elle lui propose donc un arrangement selon lequel ils seraient mariés tout en gardant chacun la liberté d’agir à sa guise. Mais Kérolim est beau et ce qui devait arriver arrive : Jésusa l’épouse et tombe follement amoureuse de lui. Oui, mais elle s’est engagée dans le pacte et ne peut plus reculer. Va-t-elle devoir se sacrifier ?

Au-delà du récit habilement construit, c’est l’écriture de d’Humières qui fait le sel de ce roman. Certes, on pourra lui reprocher d’avoir situé son intrigue dans un milieu d’aristos huppés qui ne connaissent pas les difficultés de fin de mois et déroulent leurs petites affaires amoureuses comme des caprices de gosses de riches. Ce serait faire fausse route : il y a de la finesse, de la sensibilité et une très belle manière dans l’œuvre de d’Humières. Il a de la classe et, noblesse oblige, son style est… riche. Riche en images, en référence, en anecdotes, en digressions parfois, en non-dits qui peuvent percer les tympans et le cœur. Bref, j’arrête parce que j’ai fait long aujourd’hui, mais vous m’avez compris : c’est un beau livre.

Éditions Eros Onyx : www.erosonyx.com
(Les éditions Eros Onyx ont aussi réédité de nombreuses oeuvres de Renée Vivien)

jllb