Mes apprentissages
Ce que Claudine n’a pas dit
Colette
Si je croyais en Dieu, je me jetterais à genoux les mains jointes et je crierais : « Ah ! Merci Seigneur, d’avoir mis sur ma route ce livre de Colette ». Mais je suis un affreux mécréant, ce qui va me permettre d’épargner mes rotules et de ne devoir à personne d’autre que le hasard l’intense bonheur littéraire que je viens de vivre en lisant « Mes apprentissages ». Exemplaire récolté ce dimanche dans un vide-grenier.
Cet ouvrage particulier est le récit de la période durant laquelle Colette a été mariée à Willy, jusqu’à leur séparation. Ce n’est donc pas un roman, mais la chronique de cet épisode particulier de sa vie qui est également l’histoire de sa mue : comment elle est passée de l’état de jeune berrichonne campagnarde à celui de femme de lettres parisienne.
Et on se régale, car le style littéraire de Colette est unique. À la fois d’une étonnante richesse de vocabulaire, mais aussi d’une complexité d’esprit qui lui est propre. Certains diront que la lecture en est difficile. Sans doute. Il faut la suivre, car c’est l’une des femmes les plus intelligentes de la littérature française. Et son intelligence se manifeste par la façon subtile, pénétrante, raffinée, ingénieuse et inventive de décrire personnages et situations. Inventive ? Un petit exemple ? Allez, je ne vous fais pas languir. La description de son ami Paul Masson : « Il ressemblait, pour le physique, à ces démons qui s’abattent sur une province, avec la mission d’abuser les jeunes filles, de changer le châtelain en loup, l’honorable notaire en vampire »… Quatre lignes où tout est dit pour nous flanquer le frisson !
Née en 1873, elle épouse en 1893 Willy (Henri Gauthier-Villars), de quinze ans son aîné. Elle n’est âgée que de vingt ans. Elle le quittera en 1905. Willy meurt en 1931. Quatre ans plus tard, elle revient sur leur relation en écrivant « mes apprentissages ».
Willy était un journaliste de grande renommée lorsqu’ils se sont mariés. Il avait mis au point un système pour gagner sa vie : il faisait écrire ses livres par des nègres qu’il rémunérait très mal. Parmi eux, certains firent une carrière littéraire comme Jean de la Hire (voir mon article à son sujet) ou Jean de Tinan. Mais le plus grand succès qu’il eut fut avec Colette qu’il poussa à écrire. La fameuse série des « Claudine » fut un immense carton littéraire. Il allait jusqu’à l’enfermer à clé dans un bureau pendant des heures avec l’obligation de fournir un certain nombre de feuillets à la fin de la journée. D’abord signés du nom de Willy puis de Willy et Colette, ils furent enfin reconnus comme l’œuvre unique de la jeune femme. Mais Willy avait vendu les droits des premiers titres, si bien que Colette fut honteusement spoliée sur le plan financier.
Colette a-t-elle souffert de cet état de fait ? Elle dit que non. Elle dresse un portrait flatteur de son mari en tant que pygmalion littéraire et aiguillonneur de talent. En revanche il s’avère un époux bien volage, multipliant les maîtresses. Cette dizaine d’années à ses côtés a formé le caractère et le tempérament de la jeune fille. Pendant des mois, elle rêve de s’évader et de le fuir sans jamais passer à l’action. Finalement, c’est lui qui la congédiera d’une façon étonnante…
Willy l’a introduite dans tous les salons littéraires de l’époque. « Mes apprentissages » est aussi une étonnante galerie de portraits des personnalités que Colette a croisées durant cette période : Marcel Schwob, Paul Masson, Marcel Proust, Caroline Otéro, Pierre Louÿs, Jean de Tinan, Polaire, la Princesse Bibesco, Jean Lorrain et bien d’autres qui tous ont eu, d’une façon ou d’une autre, une influence sur sa personnalité. Sans parler de sa mère, Sido, omniprésente dans le récit.
Truffé d’anecdotes savoureuses, le livre reste aussi un modèle d’écriture et sa richesse de vocabulaire est sans égal (combien de fois ai-je dû faire appel à Google ?). Mais quel fantastique plaisir de découvrir à chaque coin de page des mots nouveaux et de la suivre dans les très riches circonvolutions de sa réflexion sur la vie…
J’ajoute que le livre est agrémenté d’une trentaine de photos que je ne connaissais pas et dont je vous en propose quelques — unes ici.