Par instants, la vie n’est pas
sûre
Robert Bober
Éditions POL
Robert Bober ? Inconnu au bataillon. Lorsque j’ouvre ce livre offert par une amie, je n’ai pas d’idée préconçue et, comme dirait le Belge testostéroné, je suis « aware ». Et puis assez vite, un petit sentiment de déception m’envahit. Qui est ce type et ce qu’il raconte m’intéresse-t-il vraiment ? Bober a été l’assistant de Pierre Dumayet et son ami (j’aurais pu inverser l’ordre et dire qu’il a été son ami avant d’être son assistant et même le mot « assistant » ne colle pas très bien : il a été son « co-créateur » d’émissions et de documentaires). Ceux qui ne savent pas qui est Pierre Dumayet peuvent passer leur tour.*
Ce livre est donc une lettre ouverte à Pierre Dumayet publiée à titre posthume (Dumayet est décédé en 2011). Et pas une petite lettre puisqu’elle court sur 340 pages… Donc, disais-je, la lecture des premières pages m’ennuie un peu. Bober évoque son judaïsme et les documentaires qu’il n’a jamais pu tourner seul ou avec son acolyte parce qu’ils ont été refusés par les chaînes de télé pour des raisons diverses. À ce stade, j’ouvre sa fiche wiki parce que je m’aperçois que je ne connais pas son âge. Il a 89 ans (en 2020) et vient tout juste de mettre la dernière main à ce livre. Je me dis que le reste va être du même tonneau : blabla sur la religion qui ne va pas me concernet et ressassement de vieilles aigreurs. Mais non. Gourance. Il suffisait d’être un peu patient et de se mettre dans le rythme. Le meilleur était à venir.
Émotions en pagaille
Certes Bober évoque ses souvenirs de vie (je ne dirais pas de « jeunesse » parce que ça couvre l’entièreté de son existence) et il le fait dans le plus grand désordre (encore que) mais avec des réflexions parfois tellement justes et touchantes que je vous défie de ne pas être un peu secoué du battant et excité du caberlot en lisant ses propos.
Oui, il y a beaucoup de pages consacrées aux juifs, à leur histoire, à leur religion, à l’holocauste. Bober est juif d’origine polonaise. Sa famille a fui l’Allemagne et s’est installée en France lors de la montée du nazisme. Il a commencé sa carrière comme apprenti chez un tailleur de la rue Maître Albert. Il sait ce que veut dire coudre un pantalon et porter un dé au doigt toute la journée. Ses parents et lui ont pu se planquer dans une pension à Paris et éviter d’être raflés en 1942, mais ce ne fut pas le cas de tous ses copains. Il s’en souvient et en prend justement la mesure émotionnelle. Après la guerre il se lance dans des études audiovisuelles, devient l’un des assistants de Truffaut puis il rencontre Dumayet, grand fana de lecture devant l’éternel, avec qui il réalise moult documentaires et autres émissions littéraires. Ce qui l’amène à fréquenter pléthore d’auteurs (Marguerite Duras, entre autres) dont certains comme Pérec vont devenir ses amis. Au fil des pages, Bober évoque ses propres lectures, les films qu’il a vus, ceux qu’il a tournés. Il parle de théâtre, de cinéma, de bouquins, c’est du vrac, servez-vous m’sieurs dames, mais c’est passionnant. Tiens, il n’y a pas moins de 96 références de livres dans le sien.
Intelligent, le Bober…
Mais ce sont son âme et son cœur qui nous touchent. Son intelligence et son humour aussi. À qui lui demande s’il mange du porc (façon détournée de savoir s’il est croyant) il répond : « Non, non, bien sûr, sauf si le cochon a été circoncis. » Et, page suivante, il reprend à son compte quelques passages du livre d’Erri de Luca : « En lecteur assidu d’Écriture sainte, je fréquente l’hébreu ancien des premières histoires des prophètes, des psaumes recueillis dans l’Ancien Testament. La pratique quotidienne n’a pas fait de moi un croyant »… ou encore « L’athée se prive de la relation avec une vaste partie de l’humanité. Je ne suis pas athée. Je suis un homme qui ne croit pas. »
Enfant, Bober a appris le Yiddish, cette version judéo-allemande de l’hébreu qui ne se parle plus guère, mais dont il veut entretenir le souvenir. Il discute avec beaucoup d’intellectuels, croyants ou non et travaille à réparer les conséquences de l’holocauste. À sa petite échelle, mais concrètement. Il faut l’écouter raconter comment il remonte le moral d’une jeune femme juive mère de famille et apparemment heureuse après la guerre qui lui avoue être jalouse de ses enfants en leur offrant le bonheur qu’elle-même n’a pas connu…
Qui va mollo va sano
La littérature est l’un de ses dadas. Il s’est mis assez tard aux grands classiques et confesse lire lentement (pas comme moi). Il en profite pour faire l’éloge du « prendre son temps ». Admirateur du travail d’Éric Vuillard (né en 1968, prix Goncourt 2017), il cite un magnifique extrait du livre « Congo » et nous invite à arrêter de lire un moment. J’ai posé son bouquin, le cœur en vrac et je l’ai repris une bonne demi-heure plus tard.
Voilà donc Bober, cet inconnu sorti de l’ombre et de ces 340 pages qui, subitement, devient comme un vieux copain. Un pote avec qui on voudrait continuer à tailler la bavette dans un troquet de Ménilmuche, quartier qu’il affectionne particulièrement. Mais est-ce qu’on peut aimer des gens qu’on ne connaît pas ? Ou des personnages de roman ? Ou des héros de cinéma ? Il se pose la question et trouve une drôle de réponse dans un collège du Blanc-Mesnil où il est venu présenter son livre « Quoi de neuf sur la guerre ? ». « Une élève m’a demandé si tout ce que j’avais raconté était vrai. Lorsque je lui ai dit que ce livre était un roman, et avant que je puisse lui en dire plus, elle m’a dit : “Alors, j’ai pleuré pour rien ?” »
Et ainsi de suite (je ne vais pas tout vous raconter), les anecdotes et les souvenirs émouvants, les réflexions et les analyses s’enchaînent. Bober qui était réalisateur a aussi une grande passion pour la photo et nous apprend à savoir regarder les clichés. Il était très ami avec Doisneau : ça aide.
Bref, en tournant la dernière page, on n’est plus tout à fait le même qu’après avoir ouvert la première. Je conseille donc cette saine lecture qui, en ce qui me concerne, va m’orienter vers bien d’autres livres (films, pièces de théâtre…)