Tendre est la nuit

Tendre est la nuit

Tendre est la nuit
F. Scott Fitzgerald

« Tendre est la nuit » est un roman de Scott Fitzgerald dense et touffu (pas moins de 500 pages). Il peut paraître à première vue superficiel et léger, mais s’avère au final sombre et profond. Il est difficile d’en parler sans en dévoiler le contenu. Mais je vais faire un effort. Mon premier paragraphe sera donc généraliste, et pour ceux qui veulent en savoir plus, je divulgâcherai un peu dans la seconde partie.

De la surface de l’eau jusqu’aux profondeurs de l’abîme
La superficialité du roman est symbolisée par le mode de vie des personnages, tous riches Américains ou Anglais venus prendre du plaisir et dépenser leur argent en Europe. À l’inverse, la profondeur apparaît dans la description des relations, la recherche du beau, l’analyse des couples, la schizophrénie engendrée par le comportement de certains et les conséquences qui en découlent. Quelques personnages surmontent les obstacles, d’autres s’enfoncent dans la déprime. Le tout forme un récit complexe et émouvant.

Attention divulgâchage
Je ne vais pas aller trop loin dans le compte-rendu du récit, mais je dois vous en livrer quelques clés. A vous d’ouvrir les portes (ou pas) ensuite. L’intrigue se déroule principalement dans les années vingt (1920). Le texte est architecturé en trois livres.

Livre 1 : Champagne et insouciance (les titres sont de moi)
Le premier livre met en scène comme personnage principal la jeune Rosemary Hoyt, dix-huit ans et déjà vedette de cinéma. Elle est venue avec sa mère se détendre sur la Côte d’Azur et sympathise avec un groupe de riches Américains qui se rendent tous les jours à la plage. Soirées, parties, séduction et petites vacheries… Ce petit monde vit en vase clos, ne se mélange pas aux autochtones, dépense sans compter et le champagne coule à flots. Parmi eux, Rosemary repère un jeune couple : le docteur Richard (Dick) Diver, psychiatre, et son épouse Nicole. Rosemary tombe immédiatement et follement amoureuse de Dick et lui avoue recta sa passion, sans tourner autour du pot. Elle est jeune et belle, mais Nicole l’est aussi et Dick, sans la rejeter vraiment la traite comme une enfant. Pourtant il finira par comprendre que cette passion n’est pas futile. Elle est sincère et il commence à se laisser prendre au jeu sans aller jusqu’à l’adultère. Cette partie se termine sur une scène étrange. L’une des convives sort de la maison des Diver en disant qu’elle a vu une chose horrible à propos d’eux, mais qu’elle ne peut en parler….

Livre 2 : Profondeur et psychanalyse
Deuxième livre : retour cinq ans en arrière. Dick fait de brillants débuts en tant que psychiatre. Il est appelé à travailler dans une clinique en Suisse ou Nicole, jeune et riche Américaine, est soignée pour schizophrénie. On comprendra que sa situation psychologique est le résultat de son enfance et de ses relations avec son père. Entre Nicole et Dick, c’est le coup de foudre et bientôt le mariage. Mais comment être à la fois le mari et le médecin de sa femme ? Comment aimer et soigner ? D’autant que Nicole est sujette à des crises et qu’il leur faut élever leurs deux enfants.

Au 10e chapitre de cette seconde partie, on revient au temps du premier livre, mais avec les clés pour mieux comprendre les personnages et comment ils agissent. Dick ira-t-il jusqu’à l’adultère avec Rosemary ?

Livre 3 : Descente aux enfers et possible remontée
Troisième livre : au fur et à mesure que Nicole remonte à la surface et s’extirpe du gouffre infernal dans lequel elle était plongée, Dick commence à s’enfoncer à son tour, comme si s’effectuait un transfert de maladie entre le mari et la femme. Tout en conservant sa passion du beau et l’enthousiasme pour son métier qui consiste à apaiser les gens et à les rendre heureux, il est confronté à une violente crise existentielle. Il se trouve désormais coincé entre deux amours, celui de Nicole et celui de Rosemary. Il se met à boire. La situation évolue lorsque Nicole tombe amoureuse d’un Français… Comment tout cela va-t-il finir ?

Inspiré par la vie de l’auteur
Si « Tendre est la nuit » n’est pas une autobiographie de Scott Fitzgerald, le roman s’inspire grandement de sa propre vie de couple, de l’existence futile qu’il a mené en Amérique et en Europe avec son épouse Zelda*, puis de la lente plongée de celle-ci dans la folie et ses différents séjours en hôpital psychiatrique. C’est le roman d’un homme déchiré et de deux femmes magnifiques que la vie a tenté de détruire. Les riches aussi ont des problèmes comme les autres…

PS : Je me suis procuré le DVD pour voir si l’adaptation est fidèle au roman, je vous en reparlerai…

« Tendre est la nuit » : l’origine du titre

Ce titre est extrait d’un poème de John Keats (1795-1821), poète britannique romantique, intitulé « L’ode à un rossignol » dont voici la version anglaise et sa traduction :

Ode to a Nightingale
1.
My heart aches, and a drowsy numbness pains
  My sense, as though of hemlock I had drunk,
Or emptied some dull opiate to the drains
  One minute past, and Lethe-wards had sunk:
‘Tis not through envy of thy happy lot,
  But being too happy in thine happiness, —
    That thou, light-winged Dryad of the trees,
          In some melodious plot
  Of beechen green, and shadows numberless,
    Singest of summer in full-throated ease.
  
2.
O, for a draught of vintage! that hath been
  Cool’d a long age in the deep-delved earth,
Tasting of Flora and the country green,
  Dance, and Provencal song, and sunburnt mirth!
O for a beaker full of the warm South,
  Full of the true, the blushful Hippocrene,
    With beaded bubbles winking at the brim,
          And purple-stained mouth;
  That I might drink, and leave the world unseen,
    And with thee fade away into the forest dim:
  
3.
Fade far away, dissolve, and quite forget
  What thou among the leaves hast never known,
The weariness, the fever, and the fret
  Here, where men sit and hear each other groan;
Where palsy shakes a few, sad, last gray hairs,
  Where youth grows pale, and spectre-thin, and dies;
    Where but to think is to be full of sorrow
          And leaden-eyed despairs,
  Where Beauty cannot keep her lustrous eyes,
    Or new Love pine at them beyond to-morrow.
  
4.
Away! away! for I will fly to thee,
  Not charioted by Bacchus and his lepards,
But on the viewless wings of Poesy,
  Though the dull brain perplexes and retards:
Already with thee! tender is the night,
  And haply the Queen-Moon is on her throne,
    Cluster’d around by all her starry Fays;
          But here there is no light,
  Save what from heaven is with the breezes blown
    Through verdurous glooms and winding mossy ways.
  
5.
I cannot see what flowers are at my feet,
  Nor what soft incense hangs upon the boughs,
But, in embalmed darkness, guess each sweet
  Wherewith the seasonable month endows
The grass, the thicket, and the fruit-tree wild;
  White hawthorn, and the pastoral eglantine;
    Fast fading violets cover’d up in leaves;
          And mid-May’s eldest child,
  The coming musk-rose, full of dewy wine,
    The murmurous haunt of flies on summer eves.
  
6.
Darkling I listen; and, for many a time
  I have been half in love with easeful Death,
Call’d him soft names in many a mused rhyme,
  To take into the air my quiet breath;
Now more than ever seems it rich to die,
  To cease upon the midnight with no pain,
    While thou art pouring forth thy soul abroad
          In such an ecstasy!
  Still wouldst thou sing, and I have ears in vain —
    To thy high requiem become a sod.
  
7.
Thou wast not born for death, immortal Bird!
  No hungry generations tread thee down;
The voice I hear this passing night was heard
  In ancient days by emperor and clown:
Perhaps the self-same song that found a path
  Through the sad heart of Ruth, when, sick for home,
    She stood in tears amid the alien corn;
          The same that oft-times hath
  Charm’d magic casements, opening on the foam
    Of perilous seas, in faery lands forlorn.
  
8.
Forlorn! the very word is like a bell
  To toil me back from thee to my sole self!
Adieu! the fancy cannot cheat so well
  As she is fam’d to do, deceiving elf.
Adieu! adieu! thy plaintive anthem fades
  Past the near meadows, over the still stream,
    Up the hill-side; and now ’tis buried deep
          In the next valley-glades:
  Was it a vision, or a waking dream?
    Fled is that music:— Do I wake or sleep?

Traduction :
Ode à un rossignol
1.
Mon cœur souffre et la douleur engourdit
Mes sens, comme si j’avais bu d’un trait
La ciguë ou quelque liquide opiacé,
Et coulé, en un instant, au fond du Léthé :
Ce n’est pas que j’envie ton heureux sort,
Mais plutôt que je me réjouis trop de ton bonheur,
Quand tu chantes, Dryade des bois aux ailes
Légères, dans la mélodie d’un bosquet
De hêtres verts et d’ombres infinies,
L’été dans l’aise de ta gorge déployée.

2.
Oh, une gorgée de ce vin !
Rafraîchi dans les profondeurs de la terre,
Ce vin au goût de Flore, de verte campagne,
De danse, de chant provençal et de joie solaire !
Oh, une coupe pleine du Sud brûlant,
Pleine de la vraie Hippocrène, si rougissante,
Où brillent les perles des bulles au bord
Des lèvres empourprées ;
Oh, que je boive et que je quitte le monde en secret,
Pour disparaître avec toi dans la forêt obscure :

3.
Disparaître loin, m’évanouir, me dissoudre et oublier
Ce que toi, ami des feuilles, tu n’as jamais connu,
Le souci, la fièvre, le tourment d’être
Parmi les humains qui s’écoutent gémir.
Tandis que la paralysie n’agite que les derniers cheveux,
Tandis que la jeunesse pâlit, spectrale, et meurt ;
Tandis que la pensée ne rencontre que le chagrin
Et les larmes du désespoir,
Tandis que la Beauté perd son œil lustral,
Et que l’amour nouveau languit en vain.

4.
Fuir ! Fuir ! m’envoler vers toi,
Non dans le char aux léopards de Bacchus,
Mais sur les ailes invisibles de la Poésie,
Même si le lourd cerveau hésite :
Je suis déjà avec toi ! Tendre est la nuit,
Et peut-être la Lune-Reine sur son trône,
S’entoure-t-elle déjà d’une ruche de Fées, les étoiles ;
Mais je ne vois ici aucune lueur,
Sinon ce qui surgit dans les brises du Ciel
à travers les ombres verdoyantes et les mousses éparses.

5.
Je ne peux voir quelles fleurs sont à mes pieds,
Ni quel doux parfum flotte sur les rameaux,
Mais dans l’obscurité embaumée, je devine
Chaque senteur que ce mois printanier offre
à l’herbe, au fourré, aux fruits sauvages ;


à la blanche aubépine, à la pastorale églantine ;
Aux violettes vite fanées sous les feuilles ;
Et à la fille aînée de Mai,
La rose musquée qui annonce, ivre de rosée,
Le murmure des mouches des soirs d’été.

6.
Dans le noir, j’écoute ; oui, plus d’une fois
J’ai été presque amoureux de la Mort,
Et dans mes poèmes je lui ai donné de doux noms,
Pour qu’elle emporte dans l’air mon souffle apaisé ;
à présent, plus que jamais, mourir semble une joie,
Oh, cesser d’être — sans souffrir — à Minuit,
Au moment où tu répands ton âme
Dans la même extase !
Et tu continuerais à chanter à mes oreilles vaines
Ton haut Requiem à ma poussière.

7.
Immortel rossignol, tu n’es pas un être pour la mort !
Les générations avides n’ont pas foulé ton souvenir ;
La voix que j’entends dans la nuit fugace
Fut entendue de tout temps par l’empereur et le rustre :
Le même chant peut-être s’était frayé un chemin
Jusqu’au cœur triste de Ruth, exilée,
Languissante, en larmes au pays étranger ;
Le même chant a souvent ouvert,
Par magie, une fenêtre sur l’écume
De mers périlleuses, au pays perdu des Fées.

8.
Perdu ! Ce mot sonne un glas
Qui m’arrache de toi et me rend à la solitude !
Adieu ! L’imagination ne peut nous tromper
Complètement, comme on le dit — ô elfe subtil !
Adieu ! Adieu ! Ta plaintive mélodie s’enfuit,
Traverse les prés voisins, franchit le calme ruisseau,
Remonte le flanc de la colline et s’enterre
Dans les clairières du vallon :
était-ce une illusion, un songe éveillé ?
La musique a disparu : ai-je dormi, suis-je réveillé ?

* Voir ma chronique sur le roman de Zelda Fitzgerald : « Accordez-moi cette valse » https://jeanlouislebreton.com/?p=3138

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