Torrents

Torrents

Torrents
Marie-Anne Desmarest
Denoël 1938

La littérature est une forêt merveilleuse qui se développe sans cesse et dont chaque livre est un arbre. On peut s’y promener en suivant de larges routes balisées ou bien se faufiler dans de mystérieux chemins de traverse au risque de se perdre et d’y faire de surprenantes découvertes.
Certains de ces sentiers s’appellent « vide-greniers ». Je les fréquente assidûment en quête d’inconnu et de sensations. C’est ainsi que dimanche dernier, perdu dans une caisse de bric-à-brac, mon œil a été attiré par la couverture de ce roman : « Torrents ». Un titre évocateur, une illustration qui ne l’était pas moins, laissant présager un récit de grande aventure au cœur de la jungle ou de la brousse dans les années d’entre-deux-guerres. Je ne connaissais pas cette autrice, Marie-Anne Desmarest, et l’absence de résumé en quatrième de couverture ne fit qu’attiser ma curiosité. Je faisais (sans discuter) l’acquisition de l’ouvrage pour la somme effarante de 0,50 centimes d’euro. (En littérature on peut parfois se payer des merveilles pour le prix du fretin). 
Après l’avoir laissé traîner deux jours au pied de mon lit, je me décidai à l’ouvrir, histoire de savoir enfin si le contenu valait le contenant. Puis, emporté par le récit, je le lus d’une seule traite. Mais alors, que vous dire de ce roman sans en dévoiler la substantifique moelle ? Je peux vous raconter le prologue. Une certaine mademoiselle Ehrhardt de Strasbourg, dix-huit ans, apprend la mort subite de ses parents lors d’un accident de voiture. Effondrée elle décide de quitter la France pour oublier sa peine. Elle prend contact avec son oncle Jacques marié à une Hollandaise, père de sa cousine Doris et qui vit en Afrique du Sud. Il propose de l’héberger. La voilà qui prend le bateau à Hamburg. Mais avant le départ, alors qu’elle déballe ses effets dans la cabine, une femme affolée vient la voir. Elle lui dit qu’elle occupait cette cabine avant elle et qu’elle y a perdu un manuscrit que le personnel du bateau n’a pas retrouvé. Elles le cherchent ensemble sans succès. Alors la femme lui fait cette dernière confidence : « si vous le retrouvez, peut-être le lirez-vous, je ne peux vous le défendre. Mais les noms que vous y trouverez, oubliez-les et jetez ces cahiers à la mer. Me le promettez-vous ? »
Évidemment la demoiselle Ehrhardt le promet et évidemment, à peine le bateau a-t-il quitté le port qu’elle met la main sur ces fameux cahiers. On apprend aussi que la femme en question s’est jetée à l’eau au moment du départ et qu’elle est morte noyée… Suspense bien engagé !
La suite du roman est donc le contenu de ces cahiers. A savoir le journal complet d’Ide Eeden, jeune Hollandaise sans grâce et sans beauté, mais sensible et courageuse que va épouser le très beau docteur Jan Yvarsen, suédois d’origine. Celui-ci l’emmène avec lui en Afrique du Sud pour y exercer sa profession au pays des Boers.
Pourquoi Jan a-t-il choisi Ide pour compagne alors que tant d’autres femmes bien plus belles qu’elle le courtisaient ardemment ? Et pourquoi ne parle-t-il jamais de son enfance à son épouse ? Au fil des pages, tous ces secrets vont être levés.
Marie-Anne Desmarets nous plonge en pleine littérature sentimentale mais elle évite l’écueil du gnangnanisme (merci d’adopter ce néologisme dont je revendique aussi sec la paternité) grâce à son talent d’écriture et son art consommé du récit. Entre Corneille et Karen Blixen, elle déroule une aventure pleine de rebondissements et nous dévoile la mentalité de ces gens du Nord qui ont conquis l’Afrique du Sud. Elle ne parle jamais d’Apartheid. Car ce qui compte ici est plus la tragédie qui se noue entre trois personnages que le décor dans lequel elle se déroule. Décor qui nous émerveille cependant tant il est bien brossé. Marie-Anne Desmarest possède un vrai brin de plume : une écriture à la fois classique et raffinée parfaitement adaptée à un récit solidement charpenté. On s’y laisse prendre et je dirais même que je me suis plongé avec délice dans cette ambiance surannée et vieillotte mais tellement captivante qui nous délivre pour un moment des affres de notre vingt et unième siècle.
J’ai évidemment cherché qui était cette Marie-Anne Desmarest dont je n’avais jamais entendu parler. J’ai appris par sa fiche Wikipédia qu’elle est née en 1904 et décédée en 1973, qu’elle était d’origine alsacienne, autrice de romans sentimentaux (sic) et que « Torrents » paru en 1938, s’était vendu à plus d’un million d’exemplaires, excusez du peu ! Il semble qu’elle soit aujourd’hui tombée en désuétude et reléguée dans les oubliettes de la littérature. Alors si cette petite chronique peut lui redonner un peu de lumière, ce sera bien.
Sachez que « Torrents » a une suite : près d’une dizaine d’autres romans qui continuent la saga du docteur Yvarsen, sans doute sur le même ton sentimentalo-aventureux. Je pense m’arrêter à ce premier opus, devinant que le reste risque d’être répétitif.

jllb