Le beaujolais nouveau est arrivé

Le beaujolais nouveau est arrivé

Le beaujolais nouveau est arrivé
René Fallet

Poivrade et rigolade sont les deux mamelles de la littérature de René Fallet. Dans cet opus qui avait jusque là échappé à ma gourmandise livresque il fait vivre sous nos yeux une bande de décalés de la société, sorte de gilets jaunes avant l’heure. Adrien Camadule, brocanteur de son état, deux jours par semaine, pas plus, de quoi assurer le minimum pour vivre. Le jeune Poulouc, fruit des amours d’un commissaire et d’une prostituée, déjà persuadé que la substantifique moelle de la vie se trouve dans la glande plutôt que dans le métro-boulot-dodo. Pour s’aménager un peu de thune, il promène les clebs de bourgeois affairés. Captain Baujol, ex sergent-chef de la grande muette, retraité qui a fait l’Indochine et l’Algérie sans avoir jamais tué un homme de sa vie mais qui s’invente un passé de héros. Aussi raciste en parole que généreux de cœur. Et puis Paul Dubedeux, ancien copain d’école de Beaujol devenu cadre dans une multinationale et qui s’emmerde entre sa femme jalouse et sa maîtresse exclusive. Les trois premiers se retrouvent quotidiennement dans un petit rade de banlieue sous l’enseigne du « Café du pauvre ». Un de ces bistrots à l’ancienne, tenu par le couple Lafrezique, où la modernité n’a pas posé sa vilaine paluche et ne la posera jamais. Dans ce lieu béni, sorte de Babaorum qui résiste encore et toujours à l’envahisseur, coule le Beaujolais et mijotent des haricots de mouton à l’ancienne.

Quand il va en pousser la porte, Dubedeux comprendra immédiatement que son existence de cadre supérieur n’est qu’une mort lente, une asphyxie du caberlot et que la vraie vie est là, nichée entre l’apéro, les parties de belote ou de 4,21 et l’arrivée du Beaujolais nouveau.

Écrit en 1975, cette savoureuse diatribe de René Fallet est une critique acerbe de « l’expansion économique », du progrès à la con et de la déshumanisation de la société. Fallet se projette parfois en l’an 2000 et que dit-il, par exemple, de la télévision et de ses nouveaux esclaves ? Je cite : « Ils travaillent huit heures par jour dont six de TV forcée pour les maintenir en forme intellectuelle. La TV, au terme de son dixième plan quinquennal de ramollissement collectif et de liquéfaction par le vide – dit de “L’amorphe par la joie” —, atteint enfin les sommets du 99 % d’indice de jubilation béate. Bientôt, très bientôt, tous les imbéciles seront heureux, les crétins satisfaits, le Te Deum de l’idiotie triomphante couvrira tous les autres bruits de la Terre ».

Le vocabulaire fleuri de René Fallet est savoureux et jubilatoire. Ainsi, quand il est question de boire un coup entre amis : « Il revint porteur de quatre verres à peine douteux et d’une bouteille dont le millésime, en revanche, justifiait les flancs poudreux.

— C’est du bon, fit-il d’une voix neutre. Entre amis, on va pas s’enfiler de la tisane de chambre à air.

Il servit son vin avec une délicatesse et un doigté à tenter la veuve de ses rêveries.

— A l’amitié, cria-t-il enfin, et que tous les cancers de l’anus s’abattent sur les ratons comme les paras du grand Bigeard.

— T’as raison admira Camadule, c’est pas de l’infusion de crin de sommier. »

C’est du grand cru. Quand on a fini, on en redemande.

jllb