Penses-tu réussir !

Penses-tu réussir !

Penses-tu réussir !
Jean de Tinan
Mercure de France 1896

Ah vraiment, quel dommage que Jean de Tinan ait cassé sa pipe si jeune. On tenait avec lui un mixte intéressant entre Stendhal et Sacha Guitry. Tout au long de sa jeune carrière, Tinan s’est interrogé sur l’Amour (avec un grand A) et, plus particulièrement, sur l’éventualité de le rencontrer un jour. Sauf que sa pensée ne se résume pas à « oui », « non », « peut-être » mais se développe de façon philosophique à l’intérieur d’un récit quasi vaudevillesque.

Tinan s’exprime au travers d’un double de lui-même, Raoul de Vallonges, qu’il présente comme son ami et dont il nous conte en neuf chapitres les histoires d’amour ou de simple exultation des corps, c’est selon. Vallonges fait partie d’une petite clique de jeunes littérateurs plus ou moins fortunés (sans être riche, lui-même est tout de même doté d’un domestique) qui forment l’avant-garde du 20e siècle qui s’annonce. L’action se déroule entre 1894 et 1896 (Tinan passe l’arme à gauche en 1898). Ces jeunes gens, lorsqu’ils n’écrivent pas, passent leur temps dans les cafés « hype » du Quartier latin que sont le d’Harcourt, la Taverne ou dans les cabarets de Pigalle. Autant de lieux de vie et de prostitution où chacun pêche au lancer celle qui sera sa maîtresse de la semaine : parfois putain, parfois bourgeoise venue s’encanailler.

À vingt ans, Vallonges annonce avoir vu passer entre ses draps plus de deux cents femmes. En est-il fier ? Certainement pas. En est-il dégoûté ? Non plus. Il voit s’éloigner le Rêve Bleu de son adolescence, celui de l’amour parfait, de l’amour idéal. Il le cherche pourtant dans les yeux de Marcelle (ah, mais ses mains sont trop sales…), il croit l’avoir trouvé auprès de Florence (« Flo », « Flossy »), jeune beauté de bonne famille pour laquelle il s’enflamme. Mais elle s’effraye de cette explosion de sentiments et, par contrecoup, il ne la trouve plus aussi belle. Plus tard, quand il la retrouvera mariée et affadie, il épongera son front pensant avoir frôlé de près le désastre.

Et la liste continue comme ça : sera-ce Jeanne la jolie putain au teint si pâle ? Ou encore Geneviève, la trentenaire mariée auprès de qui il se lance dans une cour effrénée ? Allez savoir. Une belle métaphore avec sirène nue que je ne dévoilerai pas (ah ah) vient conclure cette quête et y trouve une morale que je partage, mais que je vous laisse découvrir.

Quel personnage, ce Vallonges, tour à tour odieux, machiste, tendre, éperdu, passionné ou sarcastique. Il jette sur lui-même un regard au scalpel plein d’humour et sans aucune complaisance. Ce qui fait l’intérêt de ce récit construit à l’emporte-pièce, parsemé de grands blancs et de fumeuses envolées : cette écriture est à la fois moderne et très originale. Oui très. Vraiment. On navigue entre superficialité assumée et profondeur abyssale où l’on s’attend à croiser Nietzsche lui-même. (Ah bon ? Oui, puisque je vous le dis). Bref, ce Tinan-là vaut le détour.

Sur le plan pratique, vous pouvez le télécharger sur Gallica. Sinon il existe différentes versions d’occasion (dont une en 10/18), à récupérer sur les sites de vieux livres, mais plus rien de neuf à ma connaissance.

PS 1 : j’ai encore repéré une vingtaine de mots que je ne connaissais pas dans ce récit (genre « plagiaule », « apodictique » ou « paralipomène »…). Je mettrai tout ça dans un autre article.

PS 2 : j’avance dans la lecture de Proust, ça commence à venir.

Le café d’Harcourt vers 1900
jllb