Éros l’immortel —Les idylles
de Pont-aux-Muses
Jeanne Landre
Décidément, plus j’avance
dans la découverte de l’œuvre de Jeanne Landre et plus elle me surprend. Ce
livre est composé de deux courts romans qui ont le même thème : la vie en
maison de retraite. Sujet qui peut paraître aride au premier abord, mais qui
sous la plume de Jeanne Landre prend des accents tragicomiques et fait les
délices du lecteur. Surfant entre humour dévastateur et pathos émouvant, elle
nous promène dans les coins et recoins de deux asiles de vieillards : la
maison Saint-Agnès (dans « Éros L’immortel ») et Le Pont-aux-Muses (dans « Les
idylles du Pont-aux-Muses »). Elle nous brosse avec un pinceau teinté tour à
tour de vitriol ou de miel les portraits de ces créatures en voie de décrépitude
physique et morale. Ils sont touchants ces ancêtres qui s’accrochent à la vie,
qui s’aiment ou se déchirent, s’obsèdent pour le menu du repas à venir, se drapent
dans leur grandeur perdue ou s’abandonnent dans la langueur monotone d’un
destin qui n’a plus rien à leur offrir que d’attendre le jour suivant.
Jeanne Landre a utilisé deux modes narratifs différents dans ces deux romans.
Pour « Éros l’immortel », c’est une jeune fille de dix-huit ans, Ninette qui
nous fait visiter la maison Saint-Agnès où elle réside avec son oncle (l’économe
de l’entreprise) et sa tante qui l’ont recueillie après la mort de ses parents.
Elle nous conte les heurs et malheurs des pensionnaires vus par l’œil innocent
de la jeunesse. Elle est une très fine observatrice et sa narration est pétrie
de bon sens et d’émotion. Chaque pensionnaire est dépeint avec justesse,
crûment, mais sans méchanceté. On rit et on s’émeut selon les circonstances
tout en gardant en arrière-plan l’idée que ce monde nous guette tous un jour ou
l’autre. D’autant que la maison Saint-Agnès ressemble trait pour trait aux
EHPAD actuels et que les conditions de vie y sont rigoureusement semblables à
celles d’aujourd’hui à un ou deux détails près. (Le roman a été écrit en 1927…)
Dans les « Les idylles de Pont-aux-Muses », le procédé d’écriture est direct,
sans passer par un narrateur. Jeanne Landre s’est inspirée de « Pont-aux-Dames »,
maison de retraite des artistes fondée en 1903 par Constant Coquelin, acteur de
la Comédie-Française et premier interprète à la scène de Cyrano de Bergerac.
Dans cet asile de vieux comédiens désargentés, les sentiments sont exacerbés :
certains ont connu la gloire, ont flambé des fortunes, d’autres n’ont joué que
les seconds rôles dans l’ombre et tous se retrouvent logés à la même enseigne,
démunis et soumis au même régime, face à face à la table du réfectoire. Vengeance,
trahison et jalousie sont au menu quotidien. Un mélange d’aigreur, d’amertume,
de venin, de mistoufles et d’entourloupettes que Jeanne Landre n’a pas son pareil
pour brosser avec talent. Elle parvient aussi à parler d’amour au sens physique
et sentimental chez les personnes âgées et nous conte quelques histoires
goûteuses de séductions abouties ou avortées. Je retiendrai sa belle conclusion :
« Ainsi agissent les individus, d’étape en étape. Il n’y a pas que les soldats
échappés de la guerre pour vouloir se retremper dans les joies de l’amour. Les
retraités, ceux qui ne sont plus capables de porter les armes, n’en réclament
pas moins leur part au festin des baisers. Et dans la chair qui fut ardente,
sous les cendres amoncelées, le feu couve obstinément. »
Deux extraits du livre de Jeanne Landre
Voici deux extraits pour
vous donner une idée du style inventif de Jeanne Landre.
Dans « Éros l’immortel », elle nous livre deux pages formidables sur « le
thermomètre ». Deux pensionnaires de la maison Saint-Agnès se croisent :
« Il s’abordent et, confidentiellement :
— Ah ! ma petite, je n’ai que 36° 4. C’est inquiétant.
— Ah ! mon cher, j’ai 37° 8, ce n’est pas normal. Qu’est-ce que je
peux bien couver ?
Mais, chère septuagénaire qu’un compère appelle “ma petite”, vous couvez votre
thermomètre, tout simplement et, avant qu’il ait éclos, vous vous mettez martel
en tête, ce qui, ainsi, meuble vos extrémités.
Oh ! Thermomètre, que ne suis-je poète pour te chansonner, pour composer, en
ton honneur, une ballade, pour rimailler sur ton esprit que la vie d’intérieur
dilate, tes incursions, tes excursions, tes descentes, tes montées et tes
disparitions !… Tu sors d’une bouche, tu entres dans un tunnel ; on t’extirpe
d’une aisselle, te voici dans un ravin… Il court, il court, le furet… Il a
passé par ici, il repassera par là… Entre temps, un petit bain au sublimé,
sublime hygiène !… Thermomètres de Saint-Agnès, jamais assez nombreux, que
tout le monde s’arrache, thermomètre qui épouvantent, qui tranquillisent, qui
font les jours navrants et les nuits rassurantes, thermomètres, petites choses
magiciennes qui, souvent, entravez le rôle du sablier ! On a peur, la mort approche…
Pourquoi trembler ? Hier soir, oui, peut-être, on pouvait craindre. Mais, ce
matin, le thermomètre parle. Il dit : “Tu vivras, tu vivras !… » Et
la feuille de température fera rebrousser chemin à la Camarde. Fragile
thermomètre, verrerie enchantée qui ose braver la faux ! »
Dans « Les idylles du Pont-aux-Muses », Anita Misard, une ancienne vedette qui fut riche, célèbre, prétentieuse, vaniteuse et arrogante avec ses collègues finit ruinée. Elle n’a d’autre option que de se présenter à son tour à la maison de retraite des artistes où elle est accueillie par un comédien de seconde classe qui tient enfin sa vengeance :
« Filémon, avec, derrière lui, la foule des vierges usagées et des étalons au rebut, l’apostropha :
— Ah ! Te voilà !
À sa voix qui contenait les accents des traîtres du répertoire, un frisson courut dans l’assistance.
Il répéta et continua :
— Ah ! Te voilà, Thaïs dans la purée, péripatéticienne désaffectée, Messaline à la noix de coco ! Te voilà avec un couffin comme sceptre et un galurin comme couronne !… Eh bien, c’est pas trop tôt qu’on te voie parée de la sorte !… Tu nous auras fait assez transpirer avec ta galette et tes falbalas !… Il n’y en avait que pour toi sur les planches… Malédiction !… C’est, ma parole, que tu te croyais du talent. Pauvre panouille !… Du talent, toi ? Quelle prétention !… Saucisse tu fus toujours et andouille tu restes. Il m’a plu d’être le premier à t’offrir un gril d’honneur. Veux-tu que je te retourne ? Te sens-tu mieux depuis que je te dévide ce que j’ai sur le cœur ?… Tu viens réclamer une tranche du gâteau des gueux. On te la sert, et avec la fève. Qu’elle t’étrangle, qu’elle t’estourbisse !… Ça ne va pas ?… Tu digères mal mon petit speech ?… Quel dommage !… Voilà que les vers de terre osent parler aux étoiles, que les insectes vous font tourner de l’œil, madame ?… T’en fais pas, ça se tassera.
Cela se tassait en effet. Pareille à une marionnette dont les ficelles se fussent détendues progressivement, Anita avait commencé à laisser choir sa tête sur sa poitrine, puis sa poitrine sur son ventre, puis son ventre sur ses genoux, puis ses genoux sur le sol. À présent, elle n’était plus qu’un paquet de chiffons. Nul plainte, nul soupir, ne s’échappait de cet amas de loques. »
En effet, elle était morte, tuée par cette terrible diatribe…