Jean de Tinan

Jean de Tinan

Jean de Tinan
Jean-Paul Goujon
Plon

Très fort ce Jean-Paul Goujon, universitaire chevronné, pour pondre une biographie de 350 pages sur un auteur, mort à 24 ans et qui n’a publié que deux romans sous son nom*. Malgré ce passage éclair dans la vie littéraire parisienne, Jean de Tinan (1874-1898) aura tout de même marqué le cercle de ses amis par sa personnalité de dandy et sa quête de l’amour absolu. Ladite quête a suivi les chemins du péché : noctambulisme forcené, alcoolisme et tabagisme, multiplication des relations sexuelles avec des prostituées. Comme Tinan le dit lui-même à la fin de sa vie : « J’ai beaucoup baisé ». A-t-il pour autant aimé ? Oui, au moins deux fois. Une certaine Édith, premier amour de jeunesse, à qui il a fait une cour assidue, mais qui a fui devant l’exubérance sentimentale du jeune homme. Puis, l’année de sa mort, une liaison éphémère avec Marie de Régnier (la fille de José-Maria de Heredia) : une passade de deux mois pour elle, mais une passion pour lui qui le poursuivra jusqu’à son dernier souffle.

La personnalité de Tinan, bien présentée par Goujon, est à la fois charmante et détestable. Charmante par les liens d’amitié sincère et fidèle qu’il tisse autour de lui, son caractère ouvert, son intelligence très vive, sa sensibilité, son humour et sa causticité. Détestable par ses côtés hautains et son ironie vacharde, par son comportement envers ses parents (qu’il considérait comme des cons et qu’il traitait comme tels), par son machisme enfin et sa propension à traiter certaines femmes comme des objets.

Mais si cette biographie est passionnante, c’est que Tinan a fréquenté toute l’intelligentsia littéraire parisienne de la belle époque et Goujon dresse des portraits vivants de ses amis, de ses relations, mais aussi de ses ennemis. On voit évoluer autour de lui un premier cercle constitué de trois proches : Pierre Louÿs (auteur de romans érotiques et photographe), André Lebey (romancier), et Henri Albert (le traducteur de Nietzsche). Autour d’eux gravitent de fortes personnalités : André Gide, Colette et Willy, Henri et Marie de Régnier, Alfred Jarry, Claude Debussy, Toulouse-Lautrec, Paul-Jean Toulet, Alfred Valette et son épouse Rachilde, Jean Lorrain, Madame Bulteau, Paul Léautaud, Maurice Barrès, Léon-Paul Fargues, Mallarmé, Paul Valéry, Félicien Rops… et j’en passe. Tout ce monde se croise dans des lieux mythiques : les cafés du quartier latin (le d’Harcourt, la Taverne, le Vachette, la Source, le Soleil d’or…), les cabarets de Montmartre ou de Pigalle (le Chat Noir…) et les rédactions des journaux et revues (le Mercure de France, l’Écho de Paris, etc.). On se rencontre également dans les salons littéraires : chez Madame Bulteau, chez les Heredia, chez Rachilde, etc. Au passage, il semble que cette tradition se soit perdue de ces mécènes qui invitaient chez eux le week-end la jeune garde intellectuelle souvent démunie côté « phynance » (comme dirait Jarry) pour des discussions enflammées autour d’assiettes bien garnies.

On retrouve cette faune dans deux romans à clé que Tinan a écrits pour le compte de Willy : « Maîtresse d’Esthètes » et « Un vilain Monsieur ». Jean-Paul Goujon, qui a bossé quinze ans avant de pondre cette biographie nous donne la clé de ces textes et même le trousseau, expliquant à qui correspond tel ou tel personnage et la caricature que Tinan en fait. (J’ai déjà chroniqué ces livres et ça m’a donné envie de les relire).

Jean de Tinan aura été une étoile filante et il aurait très certainement marqué la littérature s’il avait vécu. Car Jean-Paul Goujon montre, preuves à l’appui, que son style littéraire unique qui peut apparaître brouillon, laxiste et décousu, était en fait le résultat d’un travail intensif et réfléchi. Chaque chapitre étant écrit et réécrit plusieurs fois (jusqu’à trente ou quarante fois !). Il existe pas moins de trois manuscrits pour « Aimienne ou le détournement de mineure ». Tinan, grand lecteur, possédait aussi une vaste culture malgré son jeune âge. Il avait lu énormément et il était un helléniste et un latiniste distingué. Bref, derrière le dandy se cachait un grand écrivain bien parti pour être l’un des phares de sa génération. La faiblesse de son cœur et sa vie de patachon auront eu raison de sa santé et donc de sa carrière…

* Tinan a écrit deux romans sous son nom : « Penses-tu réussir ! » et « Aimienne ou le détournement de mineure ». Il a aussi écrit « Un document sur l’impuissance d’aimer », et un essai : « L’exemple de Ninon de Lenclos amoureuse ». Le reste de sa production est constitué d’articles et surtout de correspondances fournies avec ses proches.

jllb