Le génie lesbien

Le génie lesbien

Le génie lesbien
Alice Coffin
Grasset

Le 3 octobre, je partageai sur Facebook un post de Caroline Fourest accusant Alice Coffin, autrice du livre intitulé « Le génie lesbien » de sectarisme. Citant des extraits du livre, elle lui reprochait de mettre tous les hommes dans le même sac, de les considérer comme une masse informe et indistincte : « des assaillants… », « Il ne suffit pas de nous entraider, il faut, à notre tour, les éliminer ». Enfin elle mettait en exergue l’attitude de Coffin qui dit dans son ouvrage « ne plus lire de livres écrits par des hommes, ne plus regarder leurs films, ne plus écouter de musique composée par des hommes ».

En lisant ces mots, je me suis senti solidaire de Caroline Fourest, ardente féministe que j’admire dans ses combats, défenseuse également de la cause lesbienne. Je me suis aussi senti désolé de cette querelle intra-féministe dont j’ai pensé qu’elle ne pouvait pas faire avancer la cause. (J’ai la prétention d’être un homme féministe).

Suite à cette publication, le livre d’Alice Coffin est passé sur le bûcher et elle-même a été la cible des pires injures, insultes et critiques sexistes, homophobes, lesbophobes. J’ai vu plusieurs de mes amies féministes se lever pour la défendre face à ce déferlement, à ce tombereau d’ordures. Devant un tel emballement médiatique, j’ai pensé qu’il fallait regarder tout ça de plus près pour me faire une idée précise et personnelle. J’ai acheté le livre d’Alice Coffin. Je viens d’en tourner la dernière page et j’avoue que j’ai pris une sacrée claque.

Je vais commencer par déminer ce passage du « refus de lire des livres écrits par des hommes… » qui a été sorti de son contexte. Alice Coffin est une personne ultrasensible qui, sans doute beaucoup plus que d’autres, perçoit dans sa chair tout le poids des siècles de patriarcat hétérosexuel, de domination et d’écrasement de la femme par l’homme. Cette perception lui est si douloureuse à certains moments qu’elle en arrive à rejeter en bloc tout ce qui viendrait des hommes. Elle ne dit pas qu’elle déteste les hommes, mais simplement qu’elle a parfois besoin de mettre la tête hors de l’eau du système patriarcal et donc de s’éloigner de tout ces écrits et films  qui le représentent. Mais ajoute-t-elle : « Je me préserve en les évitant. Commençons ainsi. Plus tard ils pourront revenir ». Sa porte n’est donc pas fermée.

Elle est militante. C’est une guerre, explique-t-elle, que les féministes mènent contre le patriarcat. Une guerre à sens unique qui fait des morts dans le monde entier (des milliers de féminicides chaque année, alors que le féminisme n’a jamais tué personne). Et cette guerre, elle la mène sans les hommes. Cette attitude ressemble à celle des groupes femmes qui refusaient la présence des hommes dans leurs réunions dans les années 70 parce qu’elles avaient le besoin — la nécessité — de se retrouver entre elles pour libérer leur parole, échanger leur vécu, promouvoir des stratégies d’actions communes. Mais, ne nous bandons pas les yeux, il en va de même pour les hommes depuis des siècles. Lorsque la France et l’Allemagne se battaient lors de leurs multiples conflits, il ne serait pas venu à l’idée des états-majors respectifs d’inviter un représentant du pays adverse pour participer à l’élaboration du plan de bataille. Ce qui ne voulait pas dire que les Français détestaient uniformément les Allemands et réciproquement.

Une guerre donc. La domination masculine sur le monde fait des morts et pèse sur les femmes. Alice Coffin est une combattante, une militante activiste. Elle n’utilise pas d’arme léthale. Adhérente du collectif « La Barbe » elle s’invite avec ses amies dans les meetings où les hommes pérorent entre eux, afin de les moquer et de les ridiculiser. Elles sont la plupart du temps accueillies par les insultes de ces messieurs : « salopes, hystériques, sales gouines, allez faire vos conneries ailleurs, ici on discute sérieusement ». Elles sont parfois molestées…

Qui est Alice Coffin ? Elle dit tout ou presque de sa vie dans son texte et se livre avec une émouvante sincérité. Elle est née en 1978 à Toulouse, fille de parents travaillant dans l’aéronautique. À ceux qui cherchent dans d’éventuels traumatismes de son enfance les causes de son lesbianisme, elle rétorque : « le couple de mes parents, leur amour, leur éducation, leur disponibilité, leur générosité m’ont offert un merveilleux exemple de l’hétérosexualité et de la famille ».

Enfant, elle se rêvait garçon. « Mon personnage imaginaire s’appelait André. Je l’incarnais, quelques heures par jour ou par semaine au gré de mes disponibilités ». Sauf qu’elle n’était pas un garçon. Plus tard, elle réalisera qu’André, « andros » en grec, veut dire « homme ». Et elle sera tentée de titrer son livre « Misandre ». Et aussitôt de jouer sur les mots : Mis-André (haïr André), Miss André (André me manque), Miss André (mademoiselle André). Au passage, on notera qu’elle intitule son premier chapitre « androphobie », c’est-à-dire la peur des hommes et non pas « misandre », la haine des hommes.

Après des études de philosophie et de sciences politiques, elle se tourne vers le journalisme et travaille pour « 20 minutes ». Parallèlement elle assume son féminisme, son lesbianisme et devient une activiste fervente et engagée. Sa spécialité journalistique est l’étude et l’analyse des médias, un genre très peu représenté en France (alors qu’il est très actif aux États-Unis). En clair, il s’agit de s’interroger sur la façon dont l’information est traitée. Ce qui lui donne l’occasion de fustiger la « neutralité » et la soi-disant « objectivité » des médias français qui ne veulent jamais appeler un chat un chat ou refusent de s’engager dans certaines causes sous prétexte de maintenir un équilibre. Elle s’insurge contre l’espace médiatique offert, par exemple, à La Manif pour tous et l’absence quasi systématique de couples gais ou lesbiens sur les plateaux pour parler du mariage pour personnes de même sexe ou de la PMA*. Ses prises de position lui valent d’être critiquée ou rembarrée : « tu ne peux pas aborder tel sujet puisque tu es militante de la cause… ». « Mais, s’insurge-t-elle, qui mieux que les homosexuel. l. e. s, les immigrés, les gilets jaunes, peuvent parler de leurs propres problèmes ? » Or, dans les débats qui pullulent sur les chaînes d’infos ou les journaux d’actualité, ce sont toujours les mêmes commentateurs (blablabla) qu’on retrouve et à qui on demande leur avis sur ces problématiques : les Christophe Barbier, Frantz-Olivier Gisbert, etc. (J’ajoute, cependant, que beaucoup de femmes sont invitées aussi, souvent les mêmes…)

Ses analyses et ses combats lui vaudront de perdre sa place de journaliste. Elle quitte ces rédactions qui l’ont éconduite et déçue sans regret. Mais, tout récemment, le 6 octobre 2020, elle vient encore de se faire éjecter de l’Institut Catholique de Paris où elle était professeure et dispensait un cours d’écriture journalistique sur les thèmes « Médias et pouvoirs » et « Esthétique ». Comment va-t-elle vivre ?

Alice Coffin mène deux combats : le féminisme et le lesbianisme. Le premier concerne la moitié de l’humanité et le second une minorité de femmes. Pour autant, elle les place tous les deux comme des luttes « universelles », mais elle revendique aussi le communautarisme lesbien. Là encore, il s’agit de ne pas mal interpréter cet engagement. On peut critiquer le communautarisme lorsque des groupes se fédèrent pour détruire la démocratie ou la République qui les héberge. Le communautarisme lesbien, en revanche, n’est pas une menace pour la société. C’est simplement le besoin de se regrouper, de se reconnaître entre elles, de créer des journaux, des associations à leur image, de leur permettre d’exister dans un monde hétéronormé. Qui peut s’élever contre ça ?

Alice Coffin (qui est aussi élue Europe-Ecologie-Les Verts, mais cet aspect n’est pas abordé dans son livre) est une combattante de sa cause, mais pas une ogresse. Si elle avoue être ardente dans les débats publics, elle reconnaît aussi une certaine timidité dans la vie : « Je me fais très facilement marcher sur les pieds. Dans un avion, si quelqu’un est assis derrière moi, je n’ose jamais incliner mon siège. À la boulangerie, ça me demande un effort gigantesque de protester en cas d’erreur et dire que je n’avais pas demandé un pain aux raisins, que je n’aime pas, mais un pain au chocolat. Dans les rédactions, dans les associations, les personnes abusives et agressives ne manquent pas. J’ai le plus grand mal à leur faire face quand leurs attaques portent contre moi, et pas contre d’autres. Je ne me protège pas beaucoup. » Et puis elle ajoute ceci, petite phrase fondamentale de son livre perdue en fin de paragraphe, mais tellement représentative de ce qu’elle est réellement et émouvante : « La gentillesse est la qualité qui me fait le plus fondre chez les gens ». Se mettant à nu, elle fait aussi son coming out en tant qu’alcoolique (phénomène assez courant dans le journalisme) et nous parle avec beaucoup d’amour de ses compagnes de vie (Alix et Yuri).

Voilà. Il y a cent autres thèmes qui sont abordés dans son livre avec intelligence et acuité. Je ne suis pas toujours d’accord avec elle. Elle pense par exemple que les hommes sont sur-représentés dans les actualités des médias. Je trouve au contraire qu’il n’y a jamais eu autant de femmes à la tête des grands journaux : Anne-Sophie Lapix, Anne-Claire Coudray, Marie-Sophie Lacarrau (qui va remplacer Jean-Pierre Pernaut) et c’est sans parler des présentatrices d’Arte Journal : Méline Freda, Kady Adoum-Douass et Marie Labory (qui a fait, elle aussi, son coming out en tant que lesbienne et est maman de deux garçons par PMA… réalisée à l’étranger).

Pour résumer (parce que ça commence à faire long, mais il y a tant à dire sur le sujet), ce livre m’a touché et ému. Les hommes (dont je fais partie) en prennent plein la gueule, et il y a de bonnes raisons pour cela. Elle m’a ouvert les yeux sur des problèmes dont je n’avais pas suffisamment conscience et m’a fait bouger sur certaines positions. Par exemple j’ai toujours condamné Roman Polanski pour son comportement, mais, passionné d’Histoire, j’ai voulu voir son film « J’accuse » pensant dissocier l’œuvre de l’homme. Aujourd’hui, après la lecture de ce livre, je déclare que je ne verrai plus aucun film de Polanski parce que j’ai compris tout le mal qu’il a fait aux femmes… Et il y a tant d’autres films qui peuvent m’intéresser, alors pourquoi donner de l’argent à cet affreux personnage ?

Dernière chose. Lorsque j’ai reçu le livre et que j’ai vu la photo d’Alice Coffin en couverture, elle ne m’a pas plu : ses cheveux courts à la garçonne, sa mâchoire un peu crispée, un t-shirt informe (tout ce qu’un mâle comme moi éduqué à la sauce patriarcale des années soixante a tendance à rejeter d’emblée parce que ça ne correspond pas à l’image de la femme aux cheveux longs, très féminine…). Et puis, au fur et à mesure que je lisais le livre, je regardais à nouveau la couverture et son visage m’est devenu petit à petit sympathique et même très sympathique, j’ai fini par la trouver belle. Bref, nous voilà potes sans qu’elle le sache. C’est une fille bien.

* Le jour où j’écris cet article, samedi 10 octobre 2020, France 2 publie un long reportage après le journal de 13 h sur deux couples de lesbiennes qui essaient d’avoir des enfants par PMA à l’étranger…

jllb

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