Les grandes reporters ou les Dalila

Les grandes reporters ou les Dalila

Allez, encore un petit effort pour gravir cet Annapurna universitaire consacré au journalisme féminin. Voilà le dernier chapitre et la conclusion de ce livre qui m’aura pris une semaine de lecture (moi qui suis habitué à lire cinq livres par semaine, en ce moment…)

Sixième chapitre : les grandes reporters ou les Dalila

J’avoue qu’une fois de plus l’intitulé de ce chapitre me laisse perplexe. « Grandes reporters », OK, mais « Dalila » ? Pourquoi Dalila ? Parce qu’elle use de sa séduction pour soutirer son secret à Samson et que les grandes reporters femmes auraient fait de même pour aller à la pêche aux informations ? Oui, c’est sans doute cela, même si cette image est une fois de plus tirée par les cheveux.

Peu importe, ce qui m’intéresse ici ce sont les portraits de femmes « grandes reporters » que brosse Marie-Ève Thérenty. Le terme de « grande reporter » a une signification bien précise. C’est celle qui bénéficie d’une certaine notoriété acquise par l’expérience et par les missions, souvent périlleuses et lointaines qu’elle accomplit pour le titre qui l’emploie.

Au début du XXe siècle, les grands reporters hommes sont Albert Londres, Louis Roubaud, Henri Béraud, Joseph Kessel (Ernest Hemingway aux États-Unis) et quelques autres. Pour s’imposer dans ce club très fermé de l’élite journalistique, les femmes doivent faire preuve d’une grande force de caractère, d’intrépidité et de goût du risque.

Marie-Ève Thérenty a choisi de braquer le projecteur sur trois d’entre elles : Andrée Viollis, Simone Téry et Titaÿna.

Andrée Viollis (1870-1950), issue d’une famille bourgeoise, fait ses débuts dans La Fronde de Marguerite Durand. Elle épouse en premières noces Gustave Téry (fondateur de L’Œuvre), avec qui elle aura deux filles, dont Simone qui deviendra journaliste à son tour. La Grande Guerre lui offre l’occasion d’effectuer des reportages qui vont la distinguer. Mais elle couvre toute sorte de sujets : les procès, la politique et même le sport. Elle voyage en URSS, en Indochine, en Chine et au Japon. Très marquée à gauche, on lui reproche parfois ses engagements, en particulier au moment de la Guerre d’Espagne où elle prend clairement parti pour les Républicains, contre les Franquistes. Durant la Seconde Guerre mondiale, elle fait partie de la Résistance et se rapproche du Parti communiste. Aujourd’hui, elle est quasiment oubliée du grand public.

Simone Téry (1897-1967), fille de la précédente, se lance dans le journalisme après de très brillantes études : elle est reçue première à l’agrégation de lettres en 1919 ! Voyageuse, elle travaille pour différents journaux, dont Le Petit Parisien, avant d’intégrer l’Humanité en 1935 et de diriger l’hebdomadaire Vendredi. Véritable globe-trotteuse, elle couvre la planète : URSS, Chine, Japon, Amérique, Espagne, Mexique. Parallèlement à son travail de journaliste, elle mène une belle carrière de femme de lettres et publie de nombreux romans.

Titaÿna (1897-1966) est un personnage déjà évoqué dans le chapitre « Aventurières ou Amazones ». J’avais reproché à Marie-Ève Thérenty d’avoir passé sous silence la fin de carrière de Titaÿna, ses engagements pro-nazis, son antisémitisme assumé et sa fuite aux États-Unis après la guerre. Je fais amende honorable puisque cette omission est réparée dans ce chapitre. Mais pourquoi avoir commencé le portrait de Titaÿna (Elisabeth Sauvy de son vrai nom) au chapitre 4 pour l’achever deux chapitres plus loin ? Pour le lecteur, ça n’est pas confortable. J’ai bien compris qu’elle met ici l’accent sur le journalisme audacieux et déterminé de Titaÿna qui fut une véritable vedette médiatique de l’entre-deux-guerres par la qualité de ses reportages et son aptitude à braver le danger. Elle utilise souvent l’avion comme mode de déplacement et subit plusieurs crashs dont elle se sort toujours indemne.

D’autres portraits de femmes grandes reporters sont esquissés (ou approfondis) dans ce chapitre : Louise Weiss, Marcelle Prat et l’émouvante Gerda Taro. De son vrai nom Gerta Pohorylle, elle choisit ce pseudonyme inspiré de Greta Garbo. Elle est la compagne d’Endre Friedman avec qui elle va couvrir la guerre d’Espagne. Ayant un sens aigu de la communication, elle lui propose de changer de nom et d’adopter le pseudonyme de « Robert Capa » pour signer ses photos et ses articles… avec le succès que l’on sait. Gerda Taro est la première femme reporter de guerre à être tuée en reportage. Elle meurt, à 27 ans, dans un accident provoqué par un char, dans des conditions qui ne sont pas claires. À son tour, elle tombera dans l’oubli.

Ce dernier chapitre s’achève sur une étude du travail de la grande journaliste de Libé, Florence Aubenas, en particulier son reportage de six mois en immersion dans le milieu des ouvrières défavorisées du Havre dont elle tire un roman reportage : « Le quai de Ouistreham ». Marie-Ève Thérenty, tout en rendant hommage à ce travail, lui reproche de ne pas en avoir présenté toutes les facettes, en particulier le fait qu’Aubenas n’a pas réussi à vivre de l’argent qu’elle a gagné pendant cette période. Elle la critique aussi pour ne pas avoir parlé de la réaction des femmes qu’elle a côtoyées une fois que celles-ci ont appris qu’elle leur avait menti et qu’elle était en fait une journaliste. Certaines d’entre elles ont ressenti ce fait comme une véritable trahison.

Conclusion

À la suite de ces six chapitres, Marie-Ève Thérenty développe une conclusion d’une quinzaine de pages que j’ai trouvées aussi nébuleuses et foutraques que les pages d’introduction. Voici donc ma conclusion à moi avec compliments et critiques.

Au fil des pages, j’ai fini par comprendre le but de ce livre et la façon d’y arriver.

Le but : redorer le blason des femmes journalistes du XIXe et du début du XXe siècle, tombées dans l’oubli (à part Colette) et qui ont été ignorées des auteurs ou des universitaires ayant écrit des ouvrages savants sur l’histoire de la presse durant cette période.

La façon d’y arriver : privilégier les femmes qui ont joué un rôle dans la grande presse quotidienne en imposant leur caractère et leur personnalité, plutôt que de mettre en valeur les petites publications féministes de l’époque (sans dénigrer celles-ci pour autant).

Il faut des dizaines de pages à Marie-Ève Thérenty pour exprimer que je viens d’écrire en quelques lignes.

Mes critiques

Je reproche à cet ouvrage son emballage et son vocabulaire universitaire qui le coupe nécessairement du grand public. Il faut vraiment s’accrocher pour avaler certaines pages. Et c’est dommage, car encore une fois ce livre est une véritable mine d’information sur les femmes journalistes.

Je lui reproche aussi sa construction en six chapitres représentant six formes de journalisme, depuis la simple chroniqueuse jusqu’à la grande reporter vedette. Parce que si ces deux extrémités du métier sont nettement exprimées, les quatre autres sont beaucoup moins claires (« Pénélope », « Bradamante », « Amazone », « Cassandre »…). On s’y perd dans ce classement, d’autant qu’on retrouve souvent les mêmes noms dans un chapitre et dans un autre. Une construction chronologique aurait sans doute été plus simple.

Mes louanges

C’est carrément un travail de titan, alimenté par des années de lecture. La bibliographie (« sélective » !) en fin de livre présente 130 livres en « sources premières » et 177 autres titres en « sources secondaires »…

Marie-Ève Thérenty m’a donné envie de découvrir de façon plus approfondie le destin de quelques-unes de ces pionnières du journalisme féminin.

Enfin, mon plus grand compliment est le fait d’avoir tiré de l’oubli toutes ces femmes que le machisme littéraire s’est empressé d’enterrer. Les livres restent, les journaux disparaissent et c’est dans l’essence même du journalisme que d’être condamné à l’oubli. Mais même celles qui ont développé une carrière littéraire parallèlement à leur travail de journaliste ont été effacées de l’Histoire. Ce livre leur rend hommage et les ramène au-devant de la scène. Malheureusement de façon trop confidentielle du fait de son ton universitaire.

En complément de cette intéressante lecture :

Une conférence de Marie-Ève Thérenty

En 2012, Marie-Ève Thérenty participe au Festival international des écrits de Femmes, à Saint-Sauveur-en-Puisay (le village d’enfance de Colette). Elle y donne une conférence d’une demi-heure sur le thème « Le journalisme d’identification ». En fait, cette conférence est un résumé de son livre dont une grande partie devait être déjà écrite. On constatera qu’elle est beaucoup plus claire à l’oral qu’à l’écrit.

Vous pouvez voir cette conférence ici : https://youtu.be/-X8f2y3y5LE

Un vocabulaire de spécialiste

J’ai compilé ici quelques mots du livre (27), assez typiques du langage universitaire, qui m’ont posé problème. J’en connaissais certains dont j’avais un peu oublié le sens et j’en ignorais carrément d’autres. Et vous ? Faites votre score…

Habitus : apparence générale, manière d’être

Topos : argument pour construire un discours, ou motif qui se retrouve dans plusieurs œuvres (?)

Ethos : caractère habituel, manière d’être d’une personne

Métadiscours : discours sur le discours…

Le puff : arnaque, tromperie

Premier-Paris : nom donné à l’éditorial d’un quotidien

Causotière : bavarde (je m’en étais douté)

Prétérition : figure par laquelle on attire l’attention sur une chose en déclarant n’en pas parler

Antiphrastique : qui constitue une antiphrase (nous voilà bien avancés…)

Mélioration : action d’améliorer (privée de son « a », ça fait plus chic)

Empyrée : partie la plus élevée du ciel

Diaristique : relatif au journal intime

Auctoriale : relatif à l’auteur (j’avais compris)

Idiosyncrasie : caractère individuel, tempérament personnel (appris à la fac, aussitôt oublié)

Hapax : mot, forme, emploi dont on ne peut relever qu’un seul exemple

Aporétique : Qui se heurte à une contradiction

Irénique : attitude visant à la compréhension mutuelle en se focalisant sur ce qui unit ou rapproche et en minimisant ce qui éloigne ou amène au conflit.

Ekphrasis : description précise, vivante et détaillée d’un sujet

Clausule : dernier membre (d’une strophe, d’un discours, d’un vers)

Analepse : retour en arrière dans un récit

Mimèse : figure de rhétorique qui consiste à rapporter le discours d’un autre en style direct

Labile : précaire, changeant

Lexème : unité lexicale de sens et de son (accrochez-vous…)

Stylème : abstraction censée représenter une corrélation fonctionnelle possible entre des éléments du langage

Hypotypose : Figure de style consistant à décrire une scène de manière si frappante qu’on croit la vivre.

Catabase : action de descendre (généralement vers l’enfer)

Effusif : qui se répand (un peu comme la lave d’un volcan qui « fond »)

jllb