J’ai une propension instinctive (mais involontaire) à m’intéresser aux femmes artistes du XIXe siècle qui sont mortes jeunes. Ainsi en va-t-il de Renée Vivien (1877-1909), Pauline Tarn de son vrai nom, décédée à l’âge de 32 ans, de Jeanne Marais (1888-1918), Lucienne Marfaing de son vrai nom, décédée à l’âge de 31 ans. Deux femmes de lettres passionnantes.
Mais ne voilà-t-il pas qu’en dénichant un exemplaire des Annales, revue politique et littéraire dirigée par Adolphe Brisson, n° d’octobre 1918, je remarque un joli dessin qui illustre le roman « La nièce de l’Oncle Sam » de Jeanne Marais. Le coup de crayon est tellement habile que je cherche à savoir qui en est l’auteur : c’est une femme et elle se nomme Suzanne Sesbouë.
Vous me connaissez, fureteur comme pas deux, je cherche à en savoir plus sur elle. Rien, nada, pas de fiche Wikipédia de cette magnifique illustratrice. Je finis tout de même par trouver quelques informations sur la BNF : elle est née en 1894 et décédée en 1927. À l’âge de 33 ans ! Et rien de plus, si ce n’est une nécro parue dans « La Renaissance de l’art français », de juillet 1927 signée Arsène Alexandre et dont vous trouverez le texte ci-dessous. Article intéressant puisqu’il contient un autoportrait de Suzanne Sesbouë…
La Renaissance de l’art français
Suzanne Sesbouë (1894-1927)
Ce fut une adorable passagère de la vie, cette Suzanne Sesbouë, dont l’œuvre, cruellement tôt interrompue, va fleurir, de charme et de regrets, l’Exposition des Artistes Normands, rue de la Ville-l’Evêque, pendant ce mois de décembre. Elle avait tout : l’essor d’un poète, la gaîté d’une enfant, la profondeur d’une mystique (mais pour elle seule), les plus beaux dons, enfin, du peintre. Tout cela s’est trouvé arrêté par une sorte de jalousie de la vie qui ne veut pas que les privilégiés de l’esprit et du cœur soient trop longtemps heureux, et rendent, hélas, trop longtemps heureux ceux à qui ils étaient chers.
Suzanne Sesbouë avait débuté à l’âge où, d’ordinaire, on ne songe même pas encore à se mettre en chemin. À seize ans, elle expose au Salon et devient bientôt la plus jeune des sociétaires. Mais trop douée pour ne pas être modeste, elle apprenait son métier, ses métiers, avec acharnement, et elle ne laisse pas ses immédiats succès prendre le pas sur ses solides et passionnées études. Elle deviendra ainsi peintre, décoratrice, graveur à la pointe
sèche. En tout cela elle apportera sa grâce naturelle et son rapide, quoique complet acquis, et sur le tout régnera la séduction irrésistible d’une âme entre toutes, limpide.
En 1921, elle a à peine vingt-six ans, et déjà ses portraits de jeunes femmes, d’enfants, l’ont fait choyer à Paris, et dans des villes comme Caen, Saint-Étienne, Lyon. Car sa destinée est de voyager, de vivre et d’œuvrer beaucoup et avec tant de sûreté, que ce don de plaire serait inexplicable, s’il n’avait pas été écrit qu’elle serait intensément, mais pas assez longtemps aimée. Cette année-là, six mois de voyage en Orient lui donnent encore plus de clartés et d’ardeur. Elle revient avec tout ce qu’il faudra pour s’affirmer.
J’ai feuilleté des carnets, conservés par la main pieuse d’une sœur qui la comprit et ne se consolera jamais. Il y a des fantaisies d’un humour singulièrement observateur, qui datent de l’enfance, et des dessins de têtes féminines et enfantines qui sont d’un maître.
Un maître tendre, attentif, qui, en quelques traits, fixe la caresse définitive du crayon et fait vivre toute cette fraîche floraison humaine.
Avec la même joie, la même vaillance, la même rare force de sympathie, elle décorait de compositions enjouées les chambres d’enfants à bord des paquebots ; et passait de là à quelque page plus soutenue, mais non moins pénétrante. Aucun travail, fût-il l’ornement d’une boîte à poudre ou un modèle de ruban, ne lui semblait devoir être dédaigné puisqu’elle pouvait y épancher, comme dans les peintures plus accomplies dont elle avait donné des gages en nombre et en valeur, ses trésors de sensibilité et d’intelligence. Elle brilla un moment dans le monde comme elle œuvra dans la solitude ardente de l’atelier. Elle vivait les grands poètes, comme les grands musiciens, et les grands peintres. C’est de ces apparitions qu’est faite l’atmosphère idéale dont sont entourés les créateurs de beauté ; elles entretiennent la croyance en une survie.
Mais on voudrait qu’elles vécussent moins brièvement, — et Suzanne Sesbouë n’avait pas trente-trois ans quand elle partit, avec une indicible sérénité.
Arsène Alexandre