J’ai déjà évoqué Jeanne Landre (1874-1936), écrivaine prolifique qui fut une vedette de son temps et qui est aujourd’hui injustement oubliée. Parce qu’en littérature comme ailleurs, les femmes étaient souvent plus maltraitées par la critique à son époque. (Ce n’est plus vrai aujourd’hui, car dans le top 10 des écrivains de 2020, figurent cinq femmes).
Jeanne Landre connut donc
un certain succès, mais ses livres furent classés dans la catégorie de la
littérature légère, des « romans de chemin de fer » (expression qui a précédé les
« romans de gare ») et elle-même fut taxée « d’écrivaine montmartroise »,
avec ce que cette expression pouvait porter de condescendance et de mépris.
Montmartre, à cette époque, étant un lieu plutôt populaire, souvent mal famé,
où Apaches et bourgeois en quête de sensations fortes se croisaient dans des
cabarets comme Le Chat Noir ou le Lapin Agile et où Aristide Bruand régnait en
maître.
C’est dans cet univers interlope où la gouaille le disputait à l’argot qu’a
vécu Jeanne Landre la plus grande partie de sa vie. Elle s’est inspirée du
peuple de la butte pour écrire ses premiers romans. Ainsi Échalote, surnom de
Sophie Laquette, jeune Montmartroise, doit son patronyme à sa rousseur et à la
forme dodue de son corps. Elle est un pur produit de la butte, décomplexée,
indépendante, mais sans le sou, marchande de pommes ou prostituée selon les
jours et son humeur. Jeanne Landre nous conte ses aventures et sa conversion,
passant d’une jeunesse échevelée et effrontée à une vieillesse embourgeoisée au
fil de trois romans étalés dans le temps : « Échalote et ses amants », « Nouvelles
aventures d’Échalote » et « Échalote douairière ». L’héroïne, d’abord à la
recherche des plaisirs simples et faciles, se met en quête d’amour et de
reconnaissance sociale. La fresque est joliment menée, car Jeanne Landre
possède une vraie belle plume. Le récit reste léger et on ne classera certes
pas cette littérature dans les grands classiques, mais enfin c’est très
agréable à lire et ponctué de saines réflexions sur la vie et sur les rapports
femme-homme. Jeanne était fine psychologue et savait peindre un caractère en
quelques phrases bien tournées. Eût-elle été adaptée au théâtre, elle aurait
mérité le même succès qu’un Labiche, qu’un Feydeau ou un Courteline. Car elle
se situe exactement dans cette veine d’écrivains qui brossent les caprices de
leur époque au travers des relations de couples et de classes sociales.
Je ne suis pas, a priori,
grand amateur de nouvelles. Mais je dois avouer qu’avec « Le doigt dans l’œil »,
recueil de textes courts de Jeanne Landre, je me suis régalé. Son imagination
est fertile et presque chacun de ces textes pourrait être développé comme un roman.
J’ai aussi été frappé par l’importance des noms de ses personnages. Tout comme
la musique concourt à faire le succès d’un film, le nom des personnages est
capital dans la réussite d’un récit. Que serait « Le rouge et le noir » si
Julien Sorel s’était appelé Albert Dugenou ? Que seraient « Les illusions
perdues » si Lucien de Rubempré s’était appelé Marcel Martin ? Que serait
Emma Bovary si elle s’était appelée Lulu-les-Pincettes ?
Jeanne Landre a le chic pour affubler ses personnages de patronymes qui leur
vont comme des gants. Pour vous en donner une petite idée, en voici une liste
extraite du livre. En regard de chaque nom, vous trouverez le titre de la
nouvelle correspondant au personnage, et la simple lecture de cet affriolant
menu devrait vous mettre l’eau à la bouche. Vous avez compris que je vous recommande
chaudement cet ouvrage, même s’il est très difficile de s’en procurer un
exemplaire sur le net, car il n’a pas été réédité depuis 1925.
Annette et Charles Minardois (Le Doigt dans l’œil)
Oscar Lisbin (Un moraliste)
Anita Colombe (L’immanente Justice)
Anacharsis Le Menu (Le voyage à Paris de M. Le Menu)
Pulchérie Becton (Rêve Brisé)
Gustave Jonquille (Le prix du péché)
Irène Salin et Sylvère Louche (Le mauvais moyen)
Henri Sorèze (Chacun son métier)
Ajax, chien du peintre O’live (Ajax)
Théophile Loup (Le dompteur de crevettes)
Aloysius et Agnès Syphon, Clodomir Canard (Le jugement de Salomon)
Casimir Filigrane (Fausse Alerte)
Jack et Fanny Ponceau (Pégase)
Octavie Lemoine (Le second Augustin)
Edmond Turin (Au brochet miraculeux)
Sigismond Piedeboeuf, Luce Blondin (L’apprenti chanteur)
Ernest Girassol (La Vénus aux endives)
Louise France et Lacascade (Le cul de jatte)
Arthur Picherade (Les vains efforts)
Odile Cerceau et le marquis de Castelmoussu (Le marquis)
François Bigle (Le poète)
Julie Lambressol (Le certificat)
Lucien Desrives et Germaine Falancier (Aube d’amour)
Raphaël Tourtissot et Lucienne Rissole (Les vieux Strasbourgs)
Lucile Pacy-Launois et Pierre Niversac (L’oncle)
Georges Verdier et Ernestine (Sur l’eau)
Octave Vauvert et Joséphine Piédos (Langage d’amour)
Simplice Ditot-Morné et Dalila (Un amour éternel)
Ladislas Cloche (Le m’as-tu vu des familles)
Cyrille Lorignac et Agathe Mousse (Le testament)
Daniel Charençon et Mlle de Girolles (L’interprète)
Robert d’Alligny (Le rabatteur)
Cyprien Garnache et Hortense Vandargil (Le piano)
Jérôme Ancenis et Valentine Pressoir (Le marcheur incompris)
Colette et Gaston Le Hardin (L’imprudente surprise)
Berthe Périgot et Baptiste Golfe (Le rêve d’Hercule)
Arsène Papillon et Juliette (L’alliance)
Nestor Foussignac (Le violoncelle)
Simone de Sartrouville, Jacques Lioncel, Liane de Montigny, Gaël Frénois (Le baiser)