Le puits de solitude
Marguerite Radclyffe Hall
Gallimard
Récemment, j’ai eu l’occasion de parler de beaucoup de beaux livres. Eh bien celui-ci est un GRAND livre. Il pourrait faire partie des cent livres que chaque humain devrait lire dans sa vie. Il m’a ému jusqu’à la moelle des os. Peut-être parce qu’il traite d’un sujet difficile, l’homosexualité féminine, mais surtout parce qu’il m’a touché au fond des sentiments. Certes, vous allez me dire que ces derniers temps j’ai lu beaucoup de romans issus de la littérature lesbienne. Je ne l’ai pas spécialement cherché, c’est arrivé comme ça. Sachant que j’affectionne particulièrement la Belle Époque, on m’a offert l’ouvrage de Janet Flanner* qui lui-même renvoyait vers d’autres titres et c’est ainsi que « Le puits de solitude » est arrivé entre mes mains.
Publié en 1928, il a été interdit en Angleterre, car considéré comme trop choquant**. Or, il n’y a absolument rien d’inconvenant dans ce texte (sur le plan sexuel, s’entend), mais en revanche il est profondément bouleversant. « L’amant de Lady Chatterley » de D.H. Lawrence racontait les amours d’une bourgeoise avec son jardinier et avait défrayé la chronique. « Le puits de solitude » raconte les amours féminines d’une jeune femme qui a été élevée comme un garçon… et peu de gens en ont parlé. Qui connaît ou se souvient aujourd’hui de Marguerite Radclyffe Hall ?
Un rêve de garçon
Petite résumé. Les très fortunés aristocrates gallois Lord Philip Gordon et
son épouse Lady Anna rêvent d’avoir un garçon dont ils ont déjà prévu le prénom :
Stephen. Mais c’est une fille qui naît et Lord Philip décide de conserver ce
patronyme masculin pour la nommer. Dès lors, il l’élève comme le fils qu’il n’a
pas eu, lui apprenant la monte à cheval, la chasse à courre, l’escrime. Puis il
complète son éducation intellectuelle en la faisant prendre en main d’abord par
une gouvernante française et ensuite par une Anglaise qui lui donneront une
solide formation littéraire.
Pas à pas, Marguerite Radclyffe nous fait vivre cette enfance ingénue qui mènera de façon pure et innocente Stephen sur le chemin de l’amour des femmes. Nous parlons ici d’amour et le sexe (la volupté) est quasiment absent du livre.
Passant de l’enfance à l’adolescence puis au stade adulte, Stephen est confrontée au problème de sa différence. On suit sa lente prise de conscience, la culpabilité que la société anglaise bien pensante fait peser sur ses épaules jusqu’au drame de la rupture avec sa mère. Tout cela est écrit et mené de main de maître et terriblement poignant.
Adulte, Stephen nimbée de probité et de loyauté (personnage vachement attachant en fait) quitte le domaine familial de Morton où elle ne peut plus vivre et se rend à Paris, capitale libre d’esprit et de mœurs. Elle y entamera une carrière d’écrivaine, la littérature étant sa seule arme pour se battre et défendre sa cause, sa condition, son rejet qu’elle considère comme injustes (ce qui nous vaut des pages magnifiques). Elle fréquente la communauté lesbienne des anglo-américaines parisiennes (Natalie Barney, Renée Vivien et d’autres), qui ne sont jamais nommées mais qu’on reconnaît au travers de personnages bien campés. Arrive la Première Guerre mondiale et Stephen s’engage comme conductrice d’ambulance sur la ligne de front. Elle prend tous les risques et va faire la connaissance de la jeune et belle Mary Llewellyn, de dix ans sa cadette. À partir de là, tout devient très beau, très compliqué et incroyablement bouleversant jusqu’au coup de théâtre final. (J’arrête de divulgâcher).
Une autrice à réhabiliter
Ce superbe livre de Marguerite Radclyffe est un plaidoyer en faveur de l’homosexualité présentée comme une minorité incomprise. L’écriture foisonnante (572 pages) et de qualité classe ce texte à la hauteur des plus grands auteurs de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle. Je le pense, je persiste et je signe. Et pourquoi n’est-il pas aussi connu que « L’amant de Lady Chatterley » ? Eh bien parce que Marguerite Radclyffe était une femme, homosexuelle de surcroît, et que son œuvre a été étouffée. Il est temps de la réhabiliter : c’est une autrice magistrale. Sur le fond du texte, une question reste posée : l’homosexualité de Stephen est-elle due à la façon dont elle a été élevée, ou bien était-elle innée ? Radclyffe penche clairement pour la première option. Pas moi. Mais ça n’enlève strictement rien à la beauté de ces pages et à la subtilité psychologique des personnages qui nous sont présentés. Un « must », je vous dis. * https://jeanlouislebreton.com/?p=3071
** Le livre a finalement été publié en Angleterre après le décès de Marguerite Radclyffe en 1943.