Femmes de
presse, femmes de lettres
Cinquième chapitre : les rédactrices professionnelles et les Sappho
Marie-Ève Thérenty
Éditions du CNRS
Cinquième chapitre : les rédactrices professionnelles et les Sappho
J’avoue que l’intitulé de ce chapitre me laisse perplexe. Je comprends qu’on va aborder une période où le métier de journaliste au féminin se professionnalise. Mais quel rapport clair avec Sappho ? On peut considérer que Sappho, poétesse grecque ayant vécu vers 600 avant J.-C. est la première femme de lettres connue, et qu’en ce sens-là elle symbolise la première professionnelle du genre. Mais c’est surtout par son lesbianisme que l’image de Sappho a traversé les âges. En capillo-tractant un peu, on dira qu’elle a mené sa vie en se débrouillant sans les hommes. Et les femmes journalistes de ce chapitre feraient donc partie de cette catégorie de personnalités indépendantes et autonomes. Or, Marie-Ève Thérenty met ici Colette en exergue alors que la grande écrivaine a été très dépendante des hommes pour mener à bien sa carrière : de son premier mari Willy pour la lancer en littérature, de Georges Wague pour réussir dans la pantomime et de Henry de Jouvenel pour obtenir une place influente dans le journalisme…
Le prétexte « lesbien » du chapitre est moins clair. Marie-Ève Thérenty nous dit que le terme de « Sappho » était appliqué à l’ensemble des femmes de lettres du début du XXe siècle, pour les désigner avec mépris. Il me semble que celui de « bas bleu » était plus courant. Il est vrai qu’il y a eu une « mode » saphique chez beaucoup d’écrivaines de cette période : Renée Vivien, Marie de Régnier ou Colette n’ont pas caché leurs relations avec des femmes : Natalie Barney, Georgie Raoul-Duval, Mathilde de Morny (Missy)… On qualifiait cette tendance de « cosmopolitisme ». Pour autant, le lesbianisme n’était pas une caractéristique générale du journalisme féminin naissant.
Donc, la construction de ce cinquième chapitre est, à mon avis, bancale et fourre-tout. Mais, justement parce qu’elle est fourre-tout, on y trouve une tonne d’informations, une kyrielle de noms et une floppée d’anecdotes, toutes plus intéressantes les unes que les autres.
Des personnages émergent de ce joyeux fatras. À commencer par Maryse Choisy qui lance la mode en France du journalisme d’investigation. Celui-ci consiste à se plonger entièrement dans un univers, quitte à se travestir, pour mieux en appréhender la réalité. Ainsi, elle va publier une série de reportages sur le mode « Un mois chez… » : « Un mois chez les filles » (dans les maisons closes), « Un mois chez les hommes » (dans un monastère), « Un mois chez les députés »… Elle multiplie les expériences, prenant tous les risques. Elle ira jusqu’à prétendre avoir pratiqué une ablation des seins pour se faire passer pour un homme et pénétrer la communauté très fermée des moines du Mont-Athos en Grèce.
Dans « Un mois chez les femmes », elle jouera le rôle d’une femme de chambre dans un bordel, d’une prostituée sur le trottoir ou à la recherche d’un souteneur, d’une mère-maquerelle dans un claque. Tout cela pour peindre avec un langage cru et dans le détail le monde de la prostitution parisienne, laissant planer le flou sur le fait qu’elle aurait réellement payé de son corps pour mener son enquête à terme.
Une page de ce chapitre est consacrée à Jeanne Laloé, rédactrice à l’Intransigeant, puis au Matin. En 1908, contre toutes les règles, Jeanne Laloé se présente aux élections au Conseil Municipal de Paris, ayant constaté que nulle mention du texte de la loi du 5 avril 1894 ne précise qu’une femme n’a pas le droit de le faire. Elle se heurte à l’administration et au préfet et, pour mener à bien sa campagne aux accents féministes (tractage, réunions…) elle s’adjoint les services de Maria Vérone (mon arrière-grand-mère) qui vient d’être fraîchement nommée avocate. Services efficaces puisqu’elle parvient à louer des préaux pour tenir ses réunions électorales et à aller jusqu’au bout de son projet. Mais Jeanne Laloé sera largement battue et n’obtiendra que mille voix. Un scandale va suivre cette élection : elle se serait présentée uniquement dans le but de monter un canular. Un article paru le 28 mai 1908 dans La Critique indépendante le prouve en racontant que Jeanne Laloé est la présidente de « la Société des Pince-sans-rire » (ce qui est vrai) et que c’est à ce titre qu’elle a organisé cette « fumisterie ». L’article précise que la sérieuse Maria Vérone ignorait tout de cette mystification et qu’elle tomba des nues lorsqu’elle l’apprit. Il n’en reste pas moins que Jeanne Laloé avait agité la bannière féministe, et qu’elle continua à le faire dans ses écrits…
Je ne vais pas citer tous les noms de « journalistes professionnelles » présentées plus ou moins rapidement et en vrac par Marie-Ève Thérenty dans ce cinquième chapitre. Quelques-unes sortent du lot : Annie de Pène, Germaine Beaumont (sa fille), Lucie Delarue-Mardrus, Marcelle Tinayre, Andrée Viollis et d’autres. Autant de personnalités dont je rêve de découvrir les destins (ce que je ferai certainement au fil du temps).
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